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OEUVRES
POSTHUMES
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FREDERIC II
ROI DE PRUSSE.
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Seconde édition originale.
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BERLIN,
CHEZ V O S S ET FILS K T D E C K E R JT. T F I L S ,
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M È M O ï R E S
DEPUIS LA PAIX DE HU:BEE.TS-
EOURG 1763 jusqu'à EA FIK
DU PARTAGE DE LA POLOGNE
1775*
Tome V.
AVANT-PROPOS.
J
'avois eu lieu de croire que les
derniers ouvrages politiques et mi-
litaires que je donnerois à la posté-
rité seroient ceux qui contiennent
ce qui s'est passé en Europe depuis
l'année 1756 jusqu'à l'année 1763,
où la paix de Hubertsbourg fut con-
clue. Après tant de campagnes la-
borieuses c[ui avoient usé mon tem-
pérament , mon âge avancé com-
mençoit à me faire ressentir les in-
firmités qui en étoient les suites né-
cessaires, me laissoit entrevoir com-
me prochaine la fin de ma carrière ,
et me faisoit augurer que les seuls
services c|ue je pourrois encore ren-
A2
4 A V A N T - P K O P O s.
cire à l'état^ seroient d'effacer par une
administration sage et active les maux
infinis que la guerre avoit causés dans
toutes les provinces de la domina-
tion prussienne. On devoit se flat-
ter, après les violentes secousses
que l'Europe avoit éprouvées durant
la dernière guerre , qu'à tant d'ora-
ges succéderoit un temps calme et
serein. Les puissances prépondéran-
tes étoient fatiguées des efforts pro-
digieux qu'elles avoient été obligées
de faire. L'épuisement de leurs finan-
ces leur inspira des sentimens de mo-
dération c|ui bannirent ceux de l'a-
nimosité auxquels elles ne s'étoient
que trop abandonnées. Lasses enfin
de tant de travaux inutiles, elles ne
désirèrent que l'affermissement de la
tranquillité publique. Cette tranquil-
lité étoit plus nécessaire encore à
la Prusse qu'au reste de l'Europe ,
AVANT-PROPOS, 5
parce qu'elle avoit porté presque
seule tout le fardeau de la guerre. On
ne peut se représenter cet Etat que
sous l'image d'un homme criblé de
blessures , affoibli par la perte de
son sang, et près de succomber sous
le poids de ses souffrances ; il lui fal-
loit du régime pour se remettre y des
toniques pour lui rendre sa vigueur,
et des baumes pour consolider ses
plaies. Dans ces conjonctures le gou-
vernement n'avoit d'autre exemple
à suivre que celui d'un sage méde-
cin, qui à l'aide du temps et par des
remèdes doux rétablit les forces d'un
corps exténué. Ces considérations
étoient si puissantes , que le gouver-
nement intérieur de l'état absorba
toute mon attention. La noblesse étoit
dans un état d'épuisement, le petit
peuple ruiné , nombre de villages
avoient été brûlés , beaucoup de vil-
A3
6 AVA NT-PHOPOS.
les détruites, soit par des sièges, soit
par des incendiaires apostés par l'en-
nemi ; une anarchie complète avoit
bouleversé tout l'ordre de la police
e^t du gouvernement ; les finances
étoient dans la plus grande confusion ;
en un mot la désolation étoit géné-
rale. Ajoutez à tant d'embarras, cjue
les vieux conseillers et ministres des
finances étoient morts durant le cours
de cette guerre, et qu'isolé, pour ainsi
dire, et manquant d'aides, je fus obligé
de choisir de nouveaux sujets, et de
les former en même-temps aux em-
plois auxquels je les destinois. L'ar-
mée ne se trouvoit pas dans une
meilleure situation que le reste du
pays ; dix-sept batailles avoient fait
périr la fleur des officiers et des sol-
dats; les régimens étoient délabrés,
et composés en partie de déserteurs
oude prisonniers de l'ennemi.L'ordre
AVANT-PR O P O s. 7
avoit presque disparu, et la discipli-
ne étoit relâchée au point 5 que nos
vieux corps d'infanterie ne valoient
pas mieux qu'une nouvelle milice. Il
fallut donc penser à recruter les régi-
mens , à y rétablir l'ordre et la disci-
pline, surtout à ranimer les jeunes
officiers par l'aiguillon de la gloire ,
pour rendre à cette masse dégradée
son ancienne énergie. Le tableau
queprésentoit la politique n'étoit pas
plus flatteur que ceux que nous ve-
nons d'exposer. La conduite de l'An-
gleterre sur la fin de la dernière guer-
re avoit rompu notre alliance avec
elle; la paix séparée qu'elle fit avec
la France, les négociations qu'elle
entama en Russie pour me brouiller
avec l'empereur Pierre III , les avan-
ces qu'elle avoit faites à la cour de
Vienne pour lui sacrifier mes inté--
rets, toutes ces infidélités ayant dis-
A 4
8 AVANT - P HO P O S.
SOUS les liens qui m'avoient uni à la
Grande Bretagne, me laissoient après
la paix générale isolé et sans alliés en
Europe. Cette situation critique ne
fut pourtant pas de durée, et sur la
fin de Tannée 1763 les affaires prirent
une face plus favorable. La cour de
Russie avoit été comme étourdie par
la révolution subite qui s y étoit faite;
il lui falloitdu temps pour reprendre
ses esprits. A peine la nouvelle Impé-
ratrice eut-elle assuré l'intérieur de
son gouvernement, qu'elle porta ses
vues plus loin; elle se rapprocha de
la Prusse : d'abord ce ne furent que
des explications; bientôt le besoin
mutuel de s'unir ne parut plus problé-
matique. Dans le temps que cette né-^
gociation commençoit à s'échauffer ^
mourut Auguste III, roi de Pologne ^
et cet événement inattendu fut suf-
fisant pour accélérer Ist conclusion
AVANT-PROPOS. g
d^uiie alliance défensive entre la Rus-
sie et la Prusse. L'Impératrice voulut
disposer à son choix de ce trône va-
cant; la Prusse étoit l'alliée qui pour
cette fin lui convenoit le mieux; aussi
bientôt après Stanislas Poniatowsky
fut-il élu roi de Pologne. Cette éle-^
ction n'auroit point eu de suites fâ-
cheuses, si l'Impératrice s'en étoit
tenue là; mais elle exigea de plus
c[ue la république accordât des pri-
vilèges considérables aux dissidens.
Ces prétentions nouvelles soulevè-
rent toute la Pologne ; les grands du
royaume implorèrent le secours des
Turcs ; bientôt la guerre s'alluma , et
les armées Russes n'eurent qu'à se
montrer pour vaincre les musulmans
dans toutes les rencontres. Cette guer-
re changea tout le système politique
de l'Europe ; une nouvelle carrière
venant à s'ouvrir 5 il falloit être sans
JO AVANT-P R O P O s.
adresse , ou enseveli dans un engour-
dissementstupide , pourne point pro-
fiter d'une occasion aussi avantageuse.
J'avois lu la belle allégorie du Boyar-
do;je saisis donc aux cheveux l'occa-
sion qui se présentoit, et à force de
négocier je parvins à indemniser no-
tre monarchie de ses pertes passées ,
en incorporant la Prusse polonoise
dans mes anciennes provinces. Cette
acquisition étoit une des plus imj)or-
tantes que nous pussions faire ^ parce
qu'elle joignoit la Poméranie à la
Prusse orientale, et qu'en nous ren-
dant maîtres de la Vistule, nous ga-
gnions le double avantage de pou-
voir défendre ce royaume , et de ti-
rer des péages considérables de la
Vistule, tout le commerce de la Po-
logne se faisantpar cette rivière. Cette
acquisition de la Pomérellie , qui fait
époque dans les annales de la Prusse^
AVANT-PROPOS. 11
m'a paru assez remarquable pour
qu'on, dût en transmettre les détails à
la postérité, d'autant plus que j'ai été
témoin et acteur dans cet événement.
Les négociations dont je fais l'exposé
dans cet ouvrage , se trouvent toutes
en original dans le dépôtdes archives
des affaires étrangères. J'ai divisé ces
mémoires en trois chapitres; le pre-
mier traite des négociations et des
affaires de la politique depuis la paix
de Hubertsbourg jusqu'à la pacifica-^
tion de la Pologne; le second em-
brasse les affaires de finances, les nou-
velles branches de commerce qui ont
été établies , les cléfrichemens faits
dans différentes provinces, les pro-
duits de la Prusse occidentale, et les
améliorations dont elle est suscepti-
ble ; le troisième contient tous les ob-
jets qui ont rapport à l'armée, son
rétablissement, son augmentation, le
12 AVANT - PROP O S.
nombre des nouveaux corps levés de-
puis l'acquisition de la Pomérellie ,
l'état des troupes fixé en temps de paix
à 1 86^000 hommes , l'artillerie, tous les
arrangemens nécessaires pour mou-
voir cette masse. Je dois en même-
temps avertir le lecteur , cju'ayant
senti quelque répugnance à parler tou-
jours de moi-même durant une lon-
gue narration , j'ai préféré à cet égo-
ïsme révoltant le parti de parler des
faits en tierce personne. Je me borne
donc simplement à l'office d'un histo-
rien qui veut décrire avec vérité et
avec clarté les choses cjui se sont pas-
sées de son temps , sans exagérer ni
falsifier les moindres circonstances.
Je n'ai jamais trompé personne du-
rant ma vie , encore moins trompe-
rai"je la postérité.
CHAPITRE L
De la Politique
depuis 1763 jusqu'à 1775.
o UR nous faire une juste idée de la situa-
tion politique de l'Europe après la paix de
Hubertsbourg, il faut se rappeler que toutes
les puissances étoient presque également épui-
sées. La France avoit fait la paix avec l'Angle-
terre, faute de fonds suffisans pour la cam-
pagne de Tannée 1763. L'Impératrice - reine
n'auroit pas fait non plus la paix de Huberts-
bourg, si les ressources pécuniaires ne lui
eussent totalement manqué. Le roi de Prusse
étoit le seul qui eût encore de l'argent comp-
tant, parce qu'il avoit eu la prudence d'avoir
toujours une année d'avance dans ses coffres.
Cependant ce manque de numéraire influoit
14 MÉMOIRES DE 1763
dans les vues politiques, et chaque puissance
désiroit le maintien de la tranquillité publique
pour avoir le temps de regagner des forces.
C'estprobablement une des causes qui contri-
buèrent le plus à maintenir le traité que l'Em-
pereur, la France et l'Espagne avoient conclu
à Versailles j la maison d'Autriche en retiroit
sans doute le plus grand avantage, parce qu'é-
tant assurée de la France , elle n'avoit rien à
craindre ni pour la Flandre ni pour l'Italie jet
qu'ainsi elle étoit maîtresse d'employer toutes
ses forces contre la Prusse, si le besoin le requé-
roit. D'autre part la France n'ayant rien à re-
douter de la maison d'Autriche , voyoit ses
frontières à l'abri de toute insulte- et comme on
n'entrevoyoit point la possibilité d'une guerre
de terre ferme , ellepouvoit donner toute son
attention à rendre formidable sa flotte , qui
jointe un jour à celle de l'Espacrne devoit en
imposer àla marine angloise. Ces vues de pré-
voyance étoient fondées sur de bonnes raisons ;
on avoit précipité la conclusion de la paix
d'Aix-la-Chapelle ; bien des points qui de-
voientêtre clairement énoncés, n'étoientqu'ef-
fieu;*és, comme celui de la pêche accordée aux
JUSOu'a 1775. CHAP. I. l5
François sur les bancs de Terre neuve , la ran-
çon de la Manille que l'Angleterre demandoit
à l'Espagne , et autres choses , à la vérité de peu
d'importance 5 mais qui suffisent et fournissent
des prétextes à des têtes inquiètes qui veulent
embrouiller les affaires. Ces raisons de conve-
nance réciproque n'étoient pas les seules qui
unissoient les deux maisons de Bourbon à la
maison de Habspourg renouvelée, le caractère
et la façon de penser des ministres qui gouver-
noient à Vienne et à Versailles n'ycontribuoit
pas moins : le prince Kaunitz, d'un caractère
haut et impérieux, envisageoit le traité de Ver-
sailles comme le chef-d'oeuvre de sa politique ;
il s'applaudissoit d'avoir désarmé les anciens
ennemis de la maison d'Autriche , et de les
avoir engagés assez avant pour servir l'Em.pe-
reur contre le roi de Prusse : le duc de Choi-
seul étoit né lorrain; son père , le comte de
Stainville ,avoitété ambassadeur de la cour de
Vienne à Paris, de sorte que Mr de Choiseul
se croyant encore vassal de l'Empereur, étoit
intérieuremicnt plus attaché à l'Autriche qu'à
la France. Il n'est donc pas étonnant que la
préventionde ces deuxpremiers ministres pour
î6 MEMOIRES DE I763
cette alliance la maintînt, et qu'elle continue
â durer tant que ses promoteurs conserve-
ront leur crédit sur l'esprit de leurs maîtres.
Si d'un autre côté nous tournons nos regards
vers la Prusse, nous la trouvons comme isolée
et sans alliance aucune; en voici la raison. Lors-
que le Sr Pitt quitta le ministère , sa place fut
donnée à l'Ecossois Bute; ce ministre anglois
rompit toutes les liaisons qui subsistoient entre
nos deux cours; l'Angleterre, comme nous
l'avons rapporté , ayant fait sa paix avec la
France, lui avoit sacrifié les intérêts de la Prusse,
et avoit offert la conquête de la Silésie à la
maison d'Autriche, pour renouveler à la faveur
de ce service les anciennes liaisons de la cour
impériale avec celle d'Angleterre; et comme si
ce n'en étoitpas assez de tous ces procédés ^
le Sr Bute avoit mis tout en oeuvre à Péter-
bourg pour brouiller le Roi avec l'empereur
' Pierre III; en quoi cependant il ne put réussir.
Tant de mauvaise foi avoit rompu tous les liens
formés entre la Prusse et l'Angleterre; à cette
alliance que Fintérêtréciproque avoit produite
succéda l'inimitié la plus vive et la haine la
plus violente, de sorte que le Roi demeura seul
sur
jusqu'à 1775. CHAP. I. 17
sur le champ de bataille, sans à la vérité que
personne l'atjaqiiât, mais aussi sans que per-
sonne se présentât pour 'le défendre. Cette
situation , soutenable tant qu'elle étoit passagè-
re 5 ne devoit pas durer 5 aussi changea-t-elle
bientôt. Vers la fin de 1763 l'on commença
de négocier en Russie , pour conclure avec
cette puissance une alliance défensive ; il n'y
avoit alors à Péterbourg que le comte Panin
qui fût favorable à la Prusse; l'ancien ennemi
du Ro , le chancelier Bestuchevv, ce promo-
teur de toutes les brouilleries qu'il y eut entre
les deux cours, s'opposoit sourdement à la né-
gociation, et il étoit soutenu auprès de l'Impé-
ratrice par le comteOrlow. Les cours devien-
ne et de Dresde intriguèrent sous main autant
qu'elles purent pour traverser le comte de
Solms. Les Autrichiens représentoient à l'im-
pératrice de Pvussie que leur puissance étoit
la seule dont l'alliance pût être avantageuse
aux Russes, parce que 1 1 cour de Vienne étoit
l'unique qui pût les assister contre les Turcs 5
leur commun ennemi. Les Saxons avoient d'au-
tres raisons pour faire manquer les négocia-
tions du comte Solms; ils sollicitoient l'appui
Tome V. B
l8 MÉMOIRES DE 1763
et la protection de l'Impératrice , afin de se
fraA/er le chemin à la succession du trône de
Pologne, au cas qu'Auguste III vînt à décéder.
Les Saxons, gouvernés par le comte de Bruhl,
de tout temps emiemi des Prussiens, étoient
d'ailleurs disposés <à joindre leurs intrigues à
celles de toute autre puissance, pour contre-
carrer ou diminuer toutes les choses qui pou-
voient donner au Roi de l'influence dans les
affaires de l'Europe. Il falloit un événement
inattendu pour terminer cette crise ; il arriva
à point nommé ; Auguste IIÎ , roi de Pologne ,
mourut à Dresde le 4 Octobre de la même
année. Son fils l'électeur de Saxe, suivit de
prés son père au tombeau ; le petit-fils d'Au-
guste, qui devint alors électeur, n'avoit pas
encore atteint l'âge de majorité. Ces deux
morts si promptes, et ce jeune prince en tu-
telle, changèrent subitement la face des af-
faires ; depuis , les intrigues et les cabales des
François, des Saxons et des Autrichiens ne
purent rien effectuer à Péterbourg. Le comte
Panin gagna le dessus et devint premier mi-
nistre; et par une suite de l'ascendant qu'il
avoit sur l'esprit de l'Impératrice, il lui per-
jusqu'à 1775. CHAP. L 19
suada de placer un Piaste sur le trône de Po-
logne; pour aller au plus sûr, Catherine com-
muniqua ses projets au roide Prusse. Ce prince
promit de les appuyer, et sans attendre la si-
gnature du traité qu'il négocioità Péterbourg,
son ministre à Varsovie fut chargé d'assister
o
celui de la Russie qui se trouvoit dans cette
capitale , et de faire au sujet de l'élection fu-
ture les insinuations les plus fortes et les plus
nerveuses tant au primat qu'aux plus grands
seicfneurs de la Pologne. Cette démarche bien
calculée décida enfin l'irrésolution de la cour
de Péterbourg ; les ministres de Russie marquè-
rent à leur souveraine combien l'assistaîice du
roide Prusse avoit facilité leurs négociations;
ce qui acheva de déterminer cette princesse à
conclure l'alliance que le roi lui avoi' proposé.
Au mois de Janvier 1764 le contreprojet fat
envoyé de Berlin au compte de Solms, et après
que quelques difficultés eurent été levées tou-
chant le concours et l'assistance que l'Impéra-
trice exigoit du Roi, ce traité important fut
signé dans le courant du mois de Mars,
o
Pour ne pas être trop long, je me conten-
terai d'en rapporter en peu de mots la sub-
B Q
20 MÉMOIRES DE lyÔS
staiîce. Le traité étoit limité , et ne devoit durer
que huit années; on y stipuloit la garantie mu-
tuelle pour les possesssions des deux puissan-
ces contractantes ; on ne devoit faire ni trêve
ni paix sans un consentement mutuel ; on se
promettoit réciproquement l'assistance d'un
corps de 10,000 hommes d'infanterie et de
2000 chevaux : par un article secret on avoit
stipulé qu'on évalueroit ce secours, au cas que
le Roi fût attaqué vers le Rhin, ou l'Impératri-
ce vers la Crimée, à une somme annuelle de
400,000 roubles ou 480,000 écus de notre mon-
noie. Quant à la Pologne , on s'engageoit à
s'opposer à ce que ce royaume devint hérédi-
taire, et à ne pas souffrirles entreprises de ceux
qui tenteroient, en changeant la forme du gou-
vernement, d'y introduire le pouvoir monar-
chique. On promettoit de plus de protéger
les dissidens contre l'oppression de l'église do-
minante. Enfin, par une convention secrète,
signée le même jour, on s'engagea de faire en
sorte que l'élection tombât sur un piaste,etce
piaste fut Stanislas Poniatowsky , stolnic de Lî-
thuanie, dès long-temps connu de l'impéra-
trice de Russie, et dont la personne lui étoit
jusqu'à 1775. CHAP. I. 21
agréable. Bientôt dix mille russes s'approchè-
rent de Varsovie, tandis que sur les frontières
de la Pologne les troupes prussiennes faisoient
des démonstrations qui pouvoient convaincre
ces républicains , ainsi que les puissances étran-
gères; que ceux qui voudroient s'ingérer dans
cette élection contre la volonté de la Russie et
de la Prusse , trouveroient à qui parler , et fe-
roient bien d'y penser plus d'une fois. Le
temps approchoit où devoit s'assembler la
diète d'élection; ilétoit delà dignité des deux
cours d'y envoyer un ministre titré et du pre-
mier ordre; le Roi destina cette ambassade au
prince de Carolatli Schoenaich, qui se rendit
aussitôt à Varsovie. L'on chana;ea la formée de
la diète; elle fut assemblée sous le nom de ^^^^'
Confédération , afin d'annuller le Liber um veto
ouïe Nie Pos vallum du parti contraire , et afin
que la pluralité des voix fût suffisante pour
donner la sanction aux résolutions qu'on fe-
roit prendre aux députés des palatinats. A
cette diète en succéda une autre au mois
d'Août, qui prit également la forme d'une con-
fédération; ce fut celle qui par les fortes re-
commandations et l'appui des ambassadeurs
B 3
22 MÉMOÎUES DE 1768
russe et prussien élut unanimement le 7 Sep-
tembre Stanislas Poniatowsky roi de Pologne;
et ce prince fut reconnu pour tel par toutes
les puissances de l'Europe.
Il fallut encore une troisième diète pour le
couronnement Les Czartorinsky , oncles du
nouveau roi , se prévalurent de la confédé-
ration qui subsistoit encore , pour abolir entiè-
rement îe Liberum veto; ce qui les auroit ren-
dus les maîtres absolus des délibérations de
cette république. Le roi de Prusse craicinit que
ces mouvemens ne tirassent à conséquence, en
introduisant nn changem.ent cgnsidérable
dans le gouvernement d'une république aussi
voisine de ses états que la Pologne; il en aver-
tit la cour de Péterbourg, qui entra dans ses
vues 5 toutefois on laissa subsister la forme de
la confédération jusquà la prochaine diète.
1755. Ce ne furent ensuite que négociations infru-
ctueuses pour l'abolition d'une douane géné-
rale Que la diète de convocation avoit substi-
tué à la douane de la noblesse : ce nouvel éta-
blissement étant contraire au traité antécédent
de Wélau, autorisoit le Roi à user de repré-
sailles envers la république. Le Sr de Goltz
JUSQU'A 1775. CHAP. I. 23
fut envoyé à Varsovie, pour concilier ce dif-
férent ; on s'en remit à l'arbitrage de l'impé-
ratrice de Russie , et les nouvelles douanes
furent abolies de part et d'autres.
La cour de Péterbourg , mécontente de la
conduite du roi de Pologne, et encore plus
delà conduite des Czartorinsky ses oncles, qui
Je gouvernoient, envoya à Varsovie le Sr de
Saldern pour les observer, et pour leur faire
les remontrances convenables , afin qu'ils mis-
sentplus de modération et de sagesse dans leurs
procédés. De Varsovie ce négociateur passa
par Berlin, chargé de vastes projets; le comte
Panin les avoit formés, et son goût le portolt
à l'ostentation et à l'éclat. Le Sr. de Saldern ,
qui n'avoit ni manières , ni souplesse dans
l'esprit, prit le ton d'un dictateur romain, pour
obliger le Roi à consentir à l'accession de l'An-
gleterre, de la Suède, du Danemarck et de
la Saxe au traité de Péterbourg. Ce projet
étant entièrement contraire aux intérêts de
la Prusse, le Roi n'y pouvoit donner les
mains. Comment en efîet prétendre que le Roi
prît des arrangemens avec l'Angleterre, après
tout ce qu'il avoit éprouvé de sa partP L'assi-
B i
24 MÉMOIRES DE I763
staiice de la Suéde, du Danemarclc et de la
Saxe étoit nulle, parce qu'on ne-pouvoit les
faire agir qu'en leur payant de gros subsides •
et de plus, étant unies avec la Russie, elles
pouvoient trop partager l'influence que le Roi
espéroit de gagner dans ce pays-là. Il valoit
donc mieux les en éloigner à temps, d'autant
plus qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans
nécessité. Toutes ces raisons portèrent le Roi
à décliner les propositions du Sr de Saldern.
Ce Ministre prit feu, se crcyant le préteur Po-
pilius, et prenant S. M. pour Antiochus , roi
de Syrie, il voulut prescrire des lois à un sou-
verain; le Roi, qui ne se croyoit pas du tout
Antiochus, congédia le ministre avec tout le
sang froid possible , en l'assurant qu'il seroit
toujours l'ami des Russes, mais qu'il ne seroit
jamais leur esclave. Mr de Saldern , mécon-
tent d'avoir trouvé un prince si peu soumis à
ses commandemens , se rendit de Berlin à Cop-
penliague , où étalant tout à son aise son des-
potisme et ses prétentions illimités, il subju-
gua tellement l'esprit du roi de Danemarck,
qu'il chassa les ministres et les généraux qui
lui déplaisoient, et les remplaça par ses créa-
jusqu'à 1775. CHAP. L 25
tares ; après quoi il conclut un traité éventuel
d'échange du duché de Holstein Gottorp , qui
revenoitau Danemarck pour les comtés d'Ol-
denbourg et deDelmenhorst, que les princes
de Holstein recevoient àla place de ce qu'ils
perdoient.
Sur la fin de cette année on assembla en-
core une diète en Pologne. L'impératrice de
Russie s'étoit déclarée la protectrice des dissl-
dens, dont un certain nombre étoit grec;
elle demanda qu'on leur accordât le libre
exercice de leur religion , et qu'ils pussent pos-
séder des charges tout comme leurs compa-
triotes. Cette proposition futla semence de tous
les troubles et des guerres qui s'ensuivirent.
L'envoyé de Prusse présenta un mémoire â la
diète, pour lui insinuer que son maître ne
pouvoit voir d'un oeil indifférent l'abolition du
Llberum veto, l'établissement des nouveaux im-
pôts, et l'augmentation des troupes de la cou-
ronne; et la république eut égard à cette re-
présentation. Elle n'eut pas la même complai-
sance pour les privilèges qu'on avoit demandés
en faveur des dissidensjbien loin d'y déférer,
la diète confirma par une espèce d'enthousias-
26 M É M O I R E & D E lyGS
sme fanatique les constitutions dont les dissi-
dens avoient le plus à se piaindre. Tout ce
que la cour de Russie put obtenir de plus fa-
vorable fut de dissoudre cette diète et la con-
1766. fédération qui l'avoit formée. L'Impératrice ,
piquée au vif de la grossièreté insolente dont
les Polonois usôient envers elle , prit la réso-
lution de soutenir la cause des- dissidens à
force ouverte j tout de suite elle invita le Roi
à. coopérer pour sa part aux mesures qu'elle
vouloit prendre; à quoi ce prince étoit déjà
engagé en vertu de son traité d'alliance.
Pendant toutes ces agitations de la Pologne
se conclut le mariage du prince de Prusse avec
la princesse Elisabeth, quatrième fille du duc
de Bronswic. La succession ne rouloit que sur
quatre têtes , le prince de Prusse , le prince
Henri, qui fut enlevé par la petite vérole
peu de temps après le prince Henri, frère du
Roi, etle prince Ferdinand, qui n'avoit alors
aucun successeur mâle..
T^a^ Pvîais revenons àlaPolo{Tne dont nous nous
sommes écartés. Le despotisme avec lequel la
cour de Péterbour^ ai^issoit dans cette repu-
blique , révoitoit les Sarmates ainsi qu'une
jusqu'à 1775. CKAP. I. 27
partie de l'Europe contre la Paissie. La cour
de Vienne avoit peine à cacher sa jalousie et
son mécontentement. La France, qui conscr-
voit encore des restes de cet esprit de gran-
deur qui s'ëtoit tant manifesté du temps de
Louis XIV, ne pouvoit digérer qu'il arrivât
un grand événement en Europe sans qu'elle
y eut aucune part. Le duc de C'ioiseul, qui
jouissoit de la puissance royale sans en avoir
le titre; étoit l'homme le plus inquiet et le
moins endurant qui fût jamais né en France;
il envisageoit l'élection d'un roi de Poloi^ne
sans le concours de son maître comme une
avanie faite au royaume; pour venger CGt af-
front idéal, il auroit incessamment engagé la
France dans une nouvelle guerre, s'il n'avoit
été retenu par l'épuisement des finances etpar
l'eloignement de Louis XV pour de pareilles
entreprises. Il se dédommageoit de l'impuis-
sance d'agir dans laquelle il étoit, en chica-
nant les Russes dans toutes les occasions; ainsi
pour refuser à l'Impératrice le titre de Ma-
jesté impériale, il eut recours à l'académie
françoise, qui fut obligée de décider que cette
expression n'étoit pas françoise; ce sont-là de
28 MÉMOIRES DE lySS
petites vengeances , indignes de grands coeurs ;
aussi ne rapporterois-je point ces misères , si
elles ne peignoient le caractère des hommes.
Dès l'année 1 765 Tempereur François I étoit
décédé à Inspruck. Son fils Joseph , qui avoit
été couronné roi des Romains , lui succéda
sans obstacle. Ce jeune prince fit une tournée
en Bohème et en Saxe , pour examiner les
terrains qui avoient servi de théâtre à la der-
nière guerre. Commeil devoit passer par Tor-
gau 5 le Roi lui fit proposer une entrevue ,
à laquelle l'Impératrice sa mère et le prince
Kaunitz s'opposèrent. L'Empereur ressentit
quelque chagrin de ce refus, et fit insinuer au
roi de Prusse qu'il trouveroit bien moyen de
réparer la grossièreté que ses pédagogues lui
faisoient commettre.
Cependant le mécontentement des Polo-
nois devenoit presque général ; toute la na-
tion jetoit les hauts cris ; aies en croire, c'é toit
lareligion catholique que les Russes vouloient
détruire, et tout prince né dans le sein de
l'église apostolique et romaine étoit obligé en
conscience de les assister. Ces clameurs, sou-
vent répétées, commençoient à faire impres-
jusqu'à 1775. CHAP. I. 2g
sion sur la cour de Vienne. L'humeur qu'a-
voit prise l'Impératrice occasionna quelque
mouvement des troupes dans les provinces
autrichiennes; on commençoit à travailler à
des arrangemens militaires, non pas tels qu'ils
sontnécessaires pour entrer incessamment en
campagne , mais de la nature de ceux qui ser-
vent a l'acheminement d'un grand dessein
qu'on médite; le bruit de cet armement qui
se répandit promptement partout, causa quel-
ques alarmes à la cour de Péterbourg ; et les
inquiétudes où se trouvoit l'impératrice de
Russie, donnèrent lieu aune convention secrè-
te entre cette puissance et la Prusse , qui fut
promptement conclue. Elle portoit en substan- 23
ce, que l'Impératrice feroit entrer un corps ^"^^^^
de troupes en Pologne, pour soutenir le parti
des dissidens , et que pour éviter de donner
de nouveaux ombrages à la cour de Vienne,
le Roi se borneroit à appuyer les entreprises
des Russes par des déclarations vigoureuses et
capables d'intimider les mécontens;on stipula
toutefois que si la cour de Vienne faisoit entrer
des troupes en Pologne pour agir hostilement
contre les Russes , en ce cas S. M. se déclare-
30 M É M O I Pc E s DE I763
roit et aglroit ouvertement contre les Autri-
chiens, en faisant même une puissante diver-
sion dans leurs états; et de plus, qu'en consi-
dération de cette guerre que le Roi auroît à
soutenir uniquement pour les intérêts de Rus-
sie, l'Impératrice assisteroit ce prince par un
corps de ses troupes, et lui procureroit un dé-
dommagement convenable après la conclusion
de la paix. Les liaisons qui de jour en jour de-
venoient plus intimées entre le Roi et la Russie
en im.posèrent à la cour de Vienne, et parce
que les hasards auxquels elle s'exposeroit ,
étoient plus considérables que les avantages
qu'ellepouvoitse procurer, elle pritle parti de
demeurer iranquille spectatrice des événe-
mens.
Cette même année le mariage de la prin-
cesse Wilhelmine, nièce du Roi, fut conclu
avec le prince d'Orange; cela ne pouvoit in-
fluer en rien dans la politicjue, et ce mariage
se bornoit à procurer un établissement hon-
nête à une princesse de la maison.
Mais retournons aux affaires de la Pologne.
En suivant les instigations delà Russie les dis-
sidens formèrent une confédération , protégée
jusqu'à 1775. CHAP. L 3l
par les troupes russes qui^ venoient d'entrer
dans ce royaume. En même-temps le ministre
prussien, résidante! Varsovie 5 y déclara que le
Roi regardoit le rétablissement des dissidens
comme une clause du traité d'Oliva et de son
alliance avec l'impératrice de Russie, et qu'il
prioitla république d'avoir égard à leurs griefs.
Le roi de Pologne donna audience aux dépu-
tés de ces dissidens; ce qui produisit unse7ïa-
tus-coiîsUlum^ lequel convoqua une diète ex- 5 ocr.
traordinaire. Cette diète s'assembla sous les au-
spices des troupes russes qui entouroient Var-
sovie. Le prince Repnin , ambassadeur de
Catherine , n'employa que des moyens violens
pour subjuguer la diète ; il fit enlever l'évêque
de Cracovie, celui deKiovie, etle petit général
de la couronne Rezewusky,tous ennemis décla-
rés des dissidens, lesquels furent envoyés en
exil au-delà de Moscau vers la Sibérie ; les
autres nonces furent obligés de limiter ladu-
rée de la diète au 1 de Février 1767, et l'on
nomma des cominissaires de pouvoirs pour
conclure les affaires définitivement au nom
de la république. Le ministre de Russie, celui 176S.
de l^russe et ceux des cours protestantes ,
32 MÉMOIUES DE 1763
ainsi que les maréchaux des dissidens assi-
stèrent aux séances de cette commission; là
se signa un acte en vertu duquel les dissidens
furent rétablis dans tous leurs droits. Peu de
temps après on procéda à la signature des lois
cardinales du royaume , par lesquelles le pou-
voir des premières charges de la république
fut limité, nommément de celle du grand gé-
néral ; la diète fut obligée de conftrmer ces
lois nouvelles, après quoi elle se sépara.
Tant d'actes de souveraineté cju'une puis-
sance étrangère exerçoitdans cette république,
soulevèrent à la fin tous les esprits; la fierté du
prince Repnin ne les radoucissoit pas ; ceux
qui occupoientles premières charges, le coeur
ulcéré de la diminution de leur pouvoir , ne
pouvoient digérer des changemens aussi préju-
diciables à leur autorité qu'avilissans. Les évê-
ques, dont la moitié du diocèse étoit composée
de dissidens, et qui se flattoient d'augm^enter
leurs dixmes par leur conversion, voyoientpar
ces nouvelles lois leurs espérances anéandes;
ils se lièrent d'intérêt ; et prévoyant que le
peuple ne s'enflammeroit pas pour quelques
torts dont ils se plaignoient , ils résolurent
d'employer
jusqu'à 177'). CHAP. I. 33
d'employer le fanatisme pour exciter ces âmes
stupicles à la défense de leurs pontifes. Les évê-
ques et les magnats, qu'un mécontentement
6gal réunissoit , répandirent dans le public que
la Russie d'accord avec le roi de Pologne vou-
loit abolir la religion catholique, apostolique
et romaine; que tout étoit perdu si l'on ne
prenoit les armes , et que s'il se td'ouvoit encore
des catholiques zélés et fervens, ils dévoient
tous accourir pour défendre et pour sauver
leurs autels. Le peuple , vexé dans différentes
contrées où les troupes russes étoient distri-
buées, avoit déjà commencé à s'impatien-
ter, et à diverses reprises il avoit manifesté son
mécontentement. Cette masse imbécille , et
faite pour être menée par ceux qui st; donnent
la peine de la tromper , se laissa facilement
séduire par les prêtres ; la cause de la religion
fut le sicrnaL et le mot de ralliement; le fana-
tisme s'empara de tous les esprits, et les grands
prohtèrent de l'enthousiasme de leurs serfs,
pour secouer un joug qui com.mençoit à leur
devenir insupportable. Déjà s'échappoient des
étincelles de ce feu qui couvoit encpre sous la
cendr-e; peut-être que la prépondérance des
Tom^ V. C
34 MÉMOIRES DE 1763
cours alliées Tauroit étouffé, si la F'rance, qui
par jalousie vouloit diviser et troubler le nord
à force d'exciter ce feu , n'eût causé l'embrase-
ment général qui s'ensuivit. Le duc de Choiseul
étoit dévoré d'ambition, et vouloit donner de
l'éclat à son ministère; trop prévenu d'un soi-
disant testament du cardinal de Richelieu , il
avoit toujours présente à l'esprit la promesse
du cardinal à Louis XÎII , qu'il feroit respecter
sa monarchie à l'Europe entière; et lui se pro-
posoit de faire respecter Louis XV. Mais les
temps et la situation des affaires étoient en tout
dissemblables. Premièrement la France n'étoit
point du temps du cardinal accablée de dettes :
en second lieu, depuis le 1 7"^^ siècle, l'Europe
avoit tout-à-fait changé; la Russie j à lac^uelle
nous voyons jouer un si grand rôle mainte-
nant, étoit inconnue,; la Prusse et le Brande-
bourg étoient sans énergie ; la Suéde brilloit ,
et à présent elle est éclipsée: et d'ailleurs quels
projets peut former un ministre, quand les
moyens de les exécuter lui manquent, et que
la crainte d'une banqueroute générale l'obli-
gent à se borner aux intrigues, et à écarter
toutes les entreprises hardies quipourroient le
tirer de son inaction? Ces obstacles qu'on ne
Jusqu'à 1775. chap* L 35
pouvoit lever, sans calmer l'inquiétude de
Mr de ChoJ,seul resserroient son p~énie : et ne
pouvant mettre en action les grands ressorts de
la politique , il se contentoit de tracasser. Outre
la jalousie que donnoit à la France l'élection
d'un roi de Pologne â laquelle elle n'avoit
aucune part , à Versailles on ne pouvoit par-
donner à rimpératrice de R,ussie d'avoir aban-
donné la grande alliance, et d'avoir fait une
paix séparée avec le roi de Prusse. IVÎr de
Choiseui , pour s'en venger , excita contre
Catherine les Polonois et les Turcs j il vouloir
qu'en même -temps les Suédois fissent une
diversion en Finlande et dans l'Estonie, et il
espéroit par ces dinérens moyens d'allumer
une guerre contre la Russie, dont il lui seroit
difficile de sortir avec avantage. Dès-lors les
émissaires François se répandirent partout^ les
uns encouracreoient les Polonois à défendre
leur liberté j les autres couroient à Gonstanti-
nople exciter la Porte ii ne pas voir avec des
yeux indifîérens le despotism.e qu'une puis-
sance voisine exerçoit en Pologne j d'autres se
rendoient à Stockholm , pour cabaler à la
diète , pour changer la forme du gouverne-
C a
3Ô MÉMOIRES DE 1763
ment, et rendre le Roi souverain, ahn qu en
faveur des Turcs et des Polonois il fît une
diversion contre les Russes. Mr deChoisenl,
non content de tant d'intrigues, vouloit encore
détacher le roi de Prusse d'une puisi^ance qu'il
espéroit d'écraser d'autant plus facilement;
jnais il n'y réussit pas; et il éclioua également
en Suède , où à la diète le parti russe l'emporta
sur celui de la France. Mais il en fut autrement
en Pologne, ainsi cu'en Turquie. Dès le mois
de Mars il se forma dans la ville de Bar en
PoloQ;ne une confédération contre la Russie:
le comte Krciszinsky en fut élu maréchal. Cette
confédération en produisit plusieurs autres ;
les confédérés signalèrent le premier acte de
leur soulèvement, en annullant toutes les nou-
velles lois; mais loin de se borner à ce premier
essai de leur force, enivrés d'espérances et dans
le délire des passions , ils n'aspiroient pas à
moins qu'à détrôner le Roi, et n'attendoient
que roccasion pour exécuter leur dessein. Le
roi de Pologne en fut instruit; alarmé du dan-
ger qui le menaçoit, il assembla un se/iatus-
cojisilium ^ où l'on convint qu'on réclameroit
l'assistance de la Russie, pour protéger Ponia-
to\vsky cju'elle avoit placé sur le trône : ce fut
jusqu'à 1775. CHAP. L 37
le signal des hostilités; les Russes, quin'avoicnt
pas 10 mille hommes dans ce royaume, batti-
rent cependant tous les confédérés qui leur
résistoient; mais comme ilsn'étoient pas assez
nombreux pour les détruire , cet essaim do
guêpes dispersé d\\n côté reparoissoit aussitôt
d'un autre. Dans une de ces rencontres qu'il
y eut en Podolie , les Russes, sans le savoir,
poursuivirent les confédérés jusque sur le ter-
ritoire des Turcs; la petite ville de Balta, où
les Polonois s'étoient sauvés, fut brûlée. Cette
violation de territoire mt le prétexte dont les
Turcs se servirent pour déclarer la guerre à la Octob.
Russie.
Aussitôt les Turcs firent prendre et transpor-
ter aux Sept-tours le Sr Obreskow, ministre
de l'impératrice de Russie cà Constantinopie.
Ces gens ne savoient faire ni la paix ni la guerre;
ils précipitèrent mal-adroitement cette décla-
ration ; c'étoit plutôt un avertissement qu'ils
donnoient aux Russes de se préparer pendant
ridver à résister aux forces ottomanes qui les
attaqu.eroient le printemps d'après. Si cette
déclaration avoit été rc^mise à l'année suivante, i/Gg.
la foudre scroit tombée au même instant où
C 3
38 M É 11 O I R E s B E 1753
l'on auroit eîitendu «gronder le tonnerre, et les
Russes aur oient été pris au dépourvu, puisqu'il
leur falloit six grands mois pour se préparer à
la f^uerre, et rassembler une armée assez for-
liiidable , pourvue de tout ce qui lui étoit
nécessaire pour s'opposer avec vigueur aux
entreprises des ennemis.
Les troubles qui se manifestoient alors, cau-
sèrent de o;rands embarras à la cour de Berlin.
Le Roi étoit à peine sorti d'une guerre aussi
longue que rum.euse : ses provinces pouvoient
se rétablir à l'ombre d'une paix durable; mais
il falloit du temps pour consolider les ancien-
nes plaies ; l'armée étoit recrutée, on corri-
îTiençoit a ]a discipliner 3 mais elle n'étoit pas
encore parvenue à un état de maturité qui pût
inspirer une entière confiance dans ses opéra-
tions. D'autre part la (guerre déclarée entre la
Porte et la Russie mettoit le Roi dans l'oblir^a-
rion de remplir sesengagemens envers Ilmpé-
ratrice : il falloit paver les subsides stipulés
par Falliance , qui montoient, comme nous
l'avons dit, annuellement à 480,000 écus.
Pendant qu^oa négocioit à Berlin, les Russes
et les Turcs en étoient déjà aux mams. Les
:armées russes , sous le conimandeinen.t du
jusqu'à 1775. CHAP. T. 39
prince Gallizin, avoient battu les Ottomans
auprès de Choczim, et la prise de cette ville
fut suivie de la conquête de la Moldavie. Les
généraux de Catherine i^noroient la castronié-
trie et la tactique , ceux du Sultan avoient
encore moins de connoissances; de sorte que
pour se faire une juste idée de cette guerre, il
faut se représenter des borgnes, qui après avoir
bien battu des aveugles, gagnent sur eux un
ascendant complet. Des progrès aussi rapides
alarmoient également les alliés des Russes , et
les autres puissances de l'Europe. La Prusse
avoit à craindre que son alliée, devenue trop
puissante , ne voulût avec le temps lui imposer
des lois comme à la Pologne. Cette perspective
étoit aussi dangereuse qu'enrayante. La cour
de Vienne etoit trop éclairée sur ses intérêts
pour ne pas avoir des appréhensions à-peu-près
semblables. Ce danger commun ht oublier
pour un temps les animosités passées. Quoique
les succès étonnans des Russes donnassent de
l'ombrage à toute l'Europe , les impressions en
étoient bien plus fortes sur les puissances
qui se trouvoicnt dans le voisinage. Le péril
rapprocha donc la cour de Vienne et celle de
c 4
40 M É MO I R E S D E 1 763
Berlin; un pas en amena successivement un
autre. L'Empereur fâché, comme nous l'avons
dit, que l'entrevue proposée en 17 66 n'eût pas
eu lieu, proposa au Roi de lui rendre visite en
Silcsie; le prince Kaunitz ne s'opposa point â
ses volontés; Tïm^pératrice-reine y consentit
fiSaoût. également; cette affaire fut mise tout de suite
en négociation , et il fut convenu que l'entre-
vue seroit à Neisse.
L'Empereur voulut garder un incoc^nito
parfait; il prit le nom de comte de Falken-
stein, et l'on crut ne pouvoir lui rendre plus
d'honneur qu'en déférant en tout à ses volon-
tés. Ce jeuneprince affectoitune franchise qui
lui sembloit naturelle; son caractère aimable
marquoit de la gaieté jointe à beaucoup de
vivacité; mais avec le désir d'apprendre, il
n'avoit pas la patience de s'instruire ; ce qui
n'empêcha pas que des liaisons d'amitié et d'es-
time ne se formassent entre les deux monar-
ques. Le Roi dit à l'Empereur qu'ilregardoit ce
jour comme le plus beau de sa vie, parce qu'il
serviroit dV'poque à l'union de deux maisons
trop long-temps ennemies, et dont l'intérêt
m.utuel étoit de s'entrc-seconder plutôt que
jusqu'à 1775. CHAP. I. 41
de se détruire; lEmpereur répondit qu'il n'y
avoit plus de Silésie pour l'Autriche; après quoi
il laissa entrevoir assez adroitement, que tant
que samére vivroit, il n'osoit se flatter d'avoir
assez d'ascendant sur son esprit pour pouvoir
exécuter ce qu'il désiroit; toutefois il ne dissi-
mula point que vu la situation actuelle des
choses en Europe, ni lui ni sa mère ue soufïri-
roient jamais que les Russes demeurassent en
possession de la Moldavie et de laValachie. ïl
proposa ensuite qu'on prît des mesures pour
maintenir une exacte neutralité en yVllemagne,
au cas qu'il s'allumât une guerre entre l'Angle-
terre et la France. Ce cas paroissoit alors vrai-
semblable et possible , parce qu'un vaisseau
françois , enlevé par les Anglois auprès de
Terre-neuve, avoit donné lieu à d'assez vives
altercations entre ces deux cours. Le Roi, pour
marquer le désir qu'il avoit d'entretenir la
bonne intelligence entrje la Prusse et l'Autri-
che , accepta les offres de l'Empereur , et ces
deux princes s'engagèrent réciproquement
par écrit de maintenir cette neutralité; ce qui
devenoit un acte aussi inviolable qu'un traité
dressé dans les formes et parafé de la sig;naturc
42 MÉMOIRES DE I763
des ministres : rEmpereur promettoit au nom
rîe l'Impératrice et an sien, et le Roi engageoit
sa parole d'honnenr, que si la guerre éclatoit
entre la France et TAnçrleterre , ils maintien-
droient avec fidélité la pai^: heureusement
rétablie entre la Prusse et l'Autriche, et que
s'il survenoit d'autres troubles, dont il étoit
impossible de prévoir les causes, ils observe-
roient la plus exacte neutralité de part et
d^autre à l'égard de leurs possessions respecti-
ves : cet eng-a!7ement, dont le secret fut scru-
sbaaùt.puleusement observé, fut signé à Neisse à la
commune satisfaction des deux souverains.
îl faut convenir cju'en politique ç'auroit été
une faute impardonnable que de se fier aveu-
glément à la bonne foi des Autrichiens ; mais
dans les conj onctures alors pr ésen tes , où la pré-
pondérance de la Russie devenoit trop consi-
dérable, et lorsqu'il étoit impossible de prévoir
quelles bornes elle m*ettroi't à ses conc|uêtes, îl
étoit trés-convenable de se rapprocher de la
cour devienne. La Prusse se ressentoit encore
des coups que laP^ussie lui avoit portés dans la
dernière guerre ; il n'étoit point de Fintérêi du
Roi de travailler lui-mcme à raccroissement
JUS ou' A 1775. CHAP. L 43
d'une puissance aussi redoutable que dange-
reuse. II y avoir deux partis à prendre 5 ou celui
de l'arrêter dans le cours de ses immenses con-
quêtes, ou, ce qui étoitleplus sage, d'essayer
par adresse d'en tirer parti. Le Roi n'avoir
rien ncg-]i!.Té à cet égard; il avoit envoyé à Pé-
rerbourg un projet pQiitic|iie, qu'il attribuoit
à un comte deLynar, connu dans la dernière
Querre Dour avoir négocié la convention de
Closter-Seven entre les Hanovriens çomman^
dés par le duc de Gumberland et campés à
Stade, et les François sous les ordres du duc de
Iliclielieu. ]\!ai3 les s^rands succès des Russes
tant dans la Moldavie qu'en Valacbie, et les
victoires que leurs flottes remportèrent dans
rArcliiDel, avoientrellement enivré la cour de
±
ses prospérités, qu'elle ne fit aucune attention
au soi-disant mémoire du comte deLynar. On
crur donc , après ces essais manques , devoir
recourir à d'autres mesures. Il n'étoit pas de
l'intérêt de la Prusse de voir la puissance otto-
mane entièrement écrasée, parce cju'en cas de
besoin elle pourroit être utilement employée
à faire des diversions, soit dans la Hongrie , soir
en Russie, selon les pu.i.-sances avec lesquelles
44 MÉMOIRES DE 1 yGj
on seroit en cruerre. Le Roi jugea, donc qu'en
faisant intervenir la cour de Vienne e-t en y
joignant sa médiation , on pourroit rétablir la
paix entre les puissances belligérantes à des
conditions acceptables des dejix parts. On
1770. commença par faire des ouvertures à la cour
de Péterbourg de même qu'à Constantinople^
en représentant que les deux partis dévoient
désirer é^alenaent la fin de la guerre, et d'au-
tant plus qu'il étoit à craindre qu'avec le
^ temps cet embrasement ne devînt général; on
souhaitoit de pouvoir leur proposer quelque
tempérament qui leur convînt à ^3us les deux,
pour terminer leurs diUérens à l'amiable. Le
comte Panin, après avoir fait l'éloge de la mo-
dération et du désintéressement cle l'In-ipéra-
trice, répondit cpie cette princesse étou toute
disposée à écouter les propositions qu'on lui
feroit. Cette réserve cachoit sous les dehors de
la douceur des prétentions tres-fortes. Avant
d'entendre les demandes des Turcs, il vouloit
préalablement cpie le Sr Obreskow fût mis
en liberté ; il ajouta qu'au reste Tlmpératricc
verroit avec plaisir que le Roi employât se^
bons oilices auprès de la Porte , pour lui
jusqu'à 1775. CPIAP. I. 45
inspirer des sentimens pacifiques , et que lors-
que les choses en seroient là , cette princesse
ne demanderoit pas mieux que de parvenir par
la médiation de sa Majesté prussienne au réta-
blissement de la tranquillité publique : d'autre
part les Turcs commençoient à désirer la hii
d'une guerre dont les succès n'avoient pas
répondu à leur attente; le Roi, qui leur avoit
fortement déconseillé CLtte levée de bouclier,
avoit par cela même acquis leur confiance.
Les Turcs acceptèrent donc la médiation
prussienne ; m.ais ils avoient quelque répu-
gnance pour celle de la cour de Vienne; on
trouva pourtant moyen de la vaincre, à force
de réitérer les mêmes représentations fondées
sur le poids décisif qu'une aussi grande puis-
sance que celle de la maison d'Autriche pou-
> oit donner à la négociation , pour la faire
réussir. Les Russes , sur l'esprit desquels les
insinuations pacifiques n'avoient guère fait
d'impression , continuoient en attendant de
remporter les plus grands avantages sur les
armées ottomanes ; leur flotte , après avoir
battu celle des! urcs, la détruisit presque tota- iqJuiL
lement, si ])ien que la plupaxt des vaisseaux
46 MÉMOIRES B E 1 763
ennemis furent brûlés on coulés à fond. Un
coup aussi imprévu obligea la Porte à partager
son attention j elle ne savoit si elle devoit em-^
ployer ses forces à défendre les passages de Sesto
et d'Abydo, ou s'il filloit penser préférable-
tnent à la Moldavie. Cet état d'incertitude
mêlée de terreur favorisa les opérations du
maréchal Romanzow, et contribua certaine-
ment à lui faire remporter la victoire à Kiab
sur l'armée du grand Visir. Il ajouta ainsi danâ
une campagne la conquête de la Valachie à
celle de la Moldavie. En ce même -temps le
comte Panin ( frère du ministre ) qui faisoit le
siège de Bender , emporta cette place après
Une vigoureuse défense de la part de l'ennemi.
Des succès aussi rapides et souvent multipliés^
éblouissoient la cour de Péterbourg et la ren-
doient très-entière j mais si l'on pensoit à Pé*
terbourg à écraser la puissance ottomane, à
Vienne les ombrages et les jalousies augmen-
toient à proportion des avantages des Russes;
les Autrichiens, comparant la dernière guerre
malheureuse qu'ils avcient faite contre les
Turcs aux succès brilîans des Russes, ne pou-
voient pas dissimuler à quelpoiut leur amour-
jusqu'à 1775. ciiAP, L 47
propre en étoit humilié j outre cela ils crai-
gnoient qu'une aussi grande paisjance ne
devînt leur voisine , si elle conservoit la con-
quête de la Moldavie et de la Valachie. Pour
obvier à ces appréhensions , ou plutôt pour
s'opposer ouvertement à la Russie, les Autri-
chiens venoient de renforcer les troupes qu'ils
avoient en Hongrie; ils y formèrent des maga-
sins, et préparèrent tout pour se mettre en état
d'agir, si les circonstances l'exigeoient. Ils ne
s'en cachoient point et disoient à qui vouloit
l'entendre , que si la guerre ne finissoit pas
promptement, l'Impératrice-reine seroit obli-
gée d'y prendre part.
La seconde entrevue du Roi et de l'Empe- 3 Sspî
leur fut au camp de Neustadt en Moravie. On
ne rencontroit aucun Autrichien qui ne laissât
échapper quelque trait d'animosité contre la
nation russe. L'Empereur parut au Roi tel
qu'il l'avoit jugé la première fois qu'il le vit à
Neisse. Le prince Kaunitz, qui se trouvoit aussi
à Neustadt, eut de longues conférences avec sa
Majesté prussienne, dans lesquelles étalant avec
emphase le système de sa cour, il le présenta
comme un chef-d'oeuvre de politique dont il
48 MÉMOIRES DE 1763
étoit l'auteur; il insista ensuite sur la nécessité
de s'opposer aux vues ambitieuses de la Russie ,
et déclara que jamais l'Impératrice -reine ne
soufîriroit que les armées russes passassent le
Danube, ni que la cour de Péterbourg fit des
acquisitions qui larendissent voisine de la Hon-
grie. Il ajouta que l'union de la Prusse et de
l'Autriclie étoit l'unique barrière c|ae l'on pût
opposer à ce torrent débordé quimenaçoit d'i-
nonder toute l'Europe. Quand il eut achevé de
parler, le Pvoi répondit qu'il tâcheroit toujours
de cultiver l'amitié de leurs Majestés impéria-
les, dont il foisoit un cas inlmi , mais c^ue
d'autre part il prioit le prince Kaunitz de consi-
dérer les devoirs qu'imposoit ;iu Roi l'alliance
qu'il avoit contractée avec la R\issie, à laquelle
il ne pouvoit en aucune façon dé^roger , et que
ces engagemens étoient comme autant d'entra-
ves qui l'empêchoient d'entrer dans les mesur^^s
que le prince Kaunitz venoit de lui proposer :
le Roi ajouta que son unique désir et'oit d'em-
pêcher que la guerre entre les Russes et les
Turcs ne devînt générale; que pour cet eilet
il s'ofïroitde bon coeur à réconcilier les deux
cours impériales; qu'il étoit même temps d'y
penser,.
J Û s Q U^A 1775. CHAP. i. 49
penser, pour empêcher que des mécontenté-
mens réciproques ne dégénérassent enfin en
brouilleries ouvertes. Cependant, pour main^
tenir la cour de Vienne dans ses dispositions
favorables , le Roi jugea à propos de réitérer
les mêmes assurances qu'il avoit données à
l'Empereur, lorsque ce prince vint à Neisse*
de plus on promit de terminer à l'amiable les
petites chicanes qui ont souvent lieu entre les
employés des finances le long des frontières ;
de même le Roi voulut bien consentir à ce que
l'Empereur lui demandoit, savoir , de commu-
niquer avec franchise à la cour de Vienne tou-
tes les ouvertures que la France pourroit faire
à celle de Berlin. Comme cependant tout ceci
s'étoit passé entre le Roi et le prince Kaiinitz
seul, le Roi trouva qu'il étoit décent de met-
tre l'Empereur au fait de ce qui s'étoit dit et
fait, et il sembla que ce monarque, peu accou-
tumé à de tels égards , tînt compte au Roi
de l'attention qu'il avoit eue pour lui.
Le lendemain de cette conférence arriva à
Neustadt un courrier de Constantinople avec
des lettres du Caïmacan datées du iQ Août,
par lesquelles le grand Seigneur invitoit les
Tome V. D
5o MÉMOIRES DE lyÔS
cours de Vienne et de Berlin à se charger de
la médiation 5 pour accommoder les difFérens
qui subsistoient encore entre la Porte et la
Russie : il étoit expressément marqué dans
cette dépêche que les Turcs ne vouloient con-
sentir à aucune paix que par l'entreprise des
deux cours.
L'Empereur convint qu'il é toit uniquement
redevable de cette médiation aux soins que le
roi de Prusse s'étoit donnés à Constantinople,
et il lui en témoigna sa reconnoissance. Ce
même jour le Roi eut un entretien avec le
prince Kaunitz ; il ne manqua pas de le féli-
citer de cet heureux événement, qui pouvoit
le tranquilliser en quelque sorte, et même di-
minuer la jalousie que les succès des Russes
avoient fait naître dans son esprit ; il lui disoit
que cette démarche delà Porte rendoit la cour
de Vienne l'arbitre des conditions de paix
qu'elle voudroit stipuler entre ces deux puis-
sances. Le ministre reçut ce compliment avec
une indifférence affectée, disant qu'il approu-
voit la démarche que les Turcs venoient de
faire ; mais dans le fond jamais médiation ne
fut acceptée avec un plus vif empressement.
jusqu'à 1775. chap. I. 5i
Pendantqu'ons'occupoit à pacifier le nord,'
d'autres querelles et de nouveaux différens
présageoientdeprochaines ruptures vers le sud
de l'Europe 5 Mr de Choiseul , dont l'esprit
inquiet se plaisoit à répandre le trouble dans
toutes les cours , étoit l'unique auteur de ces
dissentions • il vouloit à toute force humilier
les Anglois, et n'osant agir ouvertement, de
crainte de choquer Louis XV, il mit les Espa-
gnols en avant, qui s'emparèrent de l'île de
Falkland, où les Anglois avoient commencé à
former quelques établissemens; des vaisseaux
de la flotte marchande des Anglois furent pris
par ceux des Espagnols, en même-temps que
le chantier que les Anglois ont à Portsmouth
fut consumé par un incendie. Tant d'événe-
mens fâcheux arrivés coup sur coup firent une
impression d'autant plus vive sur la cour de
Londres, que le ministre préposé à la flotte
avoit eu si peu de soin de son administration,
qu'alors à peine l'Angleterre pouvoit-elle met-
tre Qo vaisseaux de guerre en mer. Cepen-
dant les Anglois prirent feu , et la guerre s'en
seroit ensuivie, si le duc de Choiseul fût resté
à la tête des affaires^ mais ses ennemis le cul-
• D î3
52 MÉMOIRES DE I763
butèrent. Mr de Maupeou, qui étoit grand
chancelier de France, se flatta qu'en dépla-
çant ce ministre , il pourroit réunir tous les
emplois que Mr de Choiseul avoit possédés,
et qu'en les joignant aux sceaux qu'il àvoit
actuellement, il seroit réellement premier
ministre, ainsi qu'autrefois l'avoient été Ri-
chelieu et Mazarin; pour former un parti il
s'associa les ducs d'Aiguillon et de Richelieu.
Ceux-ci captivèrent leur maître en lui procu-
rant la connoissance d'une demoiselle dont
la réputation étoit plus qu'équivoque; elle
réussit par ses charmes à devenir bientôt toute-
puissante: le vieux Louis XV l'idolâtroit; Mr
de Choiseul, trop fier pour s'abaisser vis-à-vis
d'une personne pour laquelle il avoit un sou-
verain mépris, lui refusa les distinctions que
les hommes en place accordent ordinairement
aux favorites de leurs maîtres; lemécontente-
ment qu'en ressentit la nouvelle maîtresse se
communiqua promptement à son amant: les
cabaleurs en profitèrent sur le champ : ils aigri-
rent l'esprit du Roi déjà mal disposé à l'égard
de Mr de Choiseul, en lui dépeignant ce mi-
nistre comme un prodigue, qui avoit dissipé
jusqu'à 1775. CHAP. I. 53
mal à propos et en folles dépenses les revenus
du royaume, et qui pour se rendre nécessaire
avoit si bien embrouillé les affaires de laFran-
ce et de l'Angleterre, que les querelles qui en
naîtroient nepouvoient qu'entraîner la Fran-
ce dans une guerre pour le moins aussi rui-
neuse que la précédente. Ce dernier argument
fut celui qui fit la plus forte impression.
Louis XV disgracia tout de suite son ministre,
et avec lui tombèrent tous les vastes projets
qu'il avoit fermés. Le roi de France négocia
lui-même avec l'Angleterre et l'Espagne, pour
pacifier leurs diflerens. L'île de Falkland fut
restituée aux Angloisj mais le roi d'Espagne
ayant le coeur ulcéré de ce que la France
n'avoit pas dans cette occasion soutenu ses
intérêts, en conserva un ressentiment secret.
Aucune courue regretta plus la perte de Mr
de Choiseul que celle de Vienne: elle avoit
placé toute sa confiance dans ce ministre,
dont le dévouement lui étoit connu, pendant
que Mr d'Aiguillon, auquel le Roi avoit don-
né le département des affaires étrangères , pas-
soitpour n'être point aussi attaché à la maison
impériale. Le chancelier fut également trompé
n 3
1771,
MÉMOIRES DE 1763
dans ses projets et dans ses espérances. Il faut
donc dater de la disgrâce du duc de Choiseul
les changemens qui depuis arrivèrent en
France, tant la chaîne des événemens est liée,
et tant il est difficile de prévoir les suites im-
portantes qu'amènent souvent des bagatelles.
Mais tout ce qui se passoit alors dans cette
partie de l'Europe nous intéresse moins que ce
qui se traitoit en orient et vers le septen-
trion. Les propositions que la Porte avoit
faites aux cours de Berlin et de Vienne furent
communiquées à celle de Péterbourg. Sa
Majesté fit en même-temps insinuer en Russie
que si l'Impératrice refusoit la médiation de
l'Autriche et des Prussiens, ilseroità craindre
que le grand Seigneur ne s'adressât àlaFrance,
pour implorer son secours. Cette réflexion
pouvoit seule déterminer la cour de Péter-
bourg à ne pas refuser la médiation autrichien-
ne*, parce que l'éloignement qu'elle avoit pour
la cour de Vienne n'approchoit pas de l'aver-
sion qu'elle avoit pour celle de Versailles.
D'abord les Russes répondirent qu'ils ne pou-
voient accepter la médiation que leur offroient
ces deux puissances , sous prétexte qu'ils
jusqu'à 1775. CHAP. L 55
avoient refusé celle des Anglois. Cependant
par politesse , et par les bons offices des deux
cours, ce qui au nom prés revenoità la même
chose, les Russes, qui craignoient d'être gênés
par l'intervention d'autres puissances dans les
projets qu'ils avoient arrangés pour la paix ,
tâchèrent d'entamer avec les Turcs une négo-
ciation directe par le canal du maréchal Ro-
manzow, qui pouvoit traiter immédiatement
avec le grand Vizir. Cette tentative ne leur
ayant pas réussi, ils consentirent aux propo-
sitions que leur avoient faites précédemment
les cours de Berlin et de Vienne.
Le hasard fit que dans ce temps-là le prince
Henri, frère du Roi, rendit visite à Stock-
holm à la reine de Suéde sa soeur j l'impéra-
trice de Russie, qui dans sa jeunesse avoit
connu ce prince à Berlin, demanda qu'il eût
la permission de se rendre à Péterbourg, c'é-
toit une chose qu'on ne pouvoit refuser hon-
nêtement. Le prince passa donc en Russie,
et avec l'esprit qu'il a, il gagna bientôt de 9 Dec.
l'ascendant sur celui de l'Impératrice , et lui
persuada de s'ouvrir au Roi son frère. La lettre
de l'Impératrice étoit accompagnée d'un long
D 4
1770.
56 MÉMOIRES DE 1763
mémoire , lequel contenoit les conditions de
paix qui dévoient servir de base à la négociar
tion qu'on vouloit entamer. Après un préam-
bule qui annonçoit la plus grande modéra-
tion, l'Impératrice demando.it aux Turcs la
cession des deux Cab'ardies , Asof et son terri-
toire 5 l'indépendance du Chan de la Crimée,
le séquestre pour 0,5 années de la Valachie et
de la Moldavie , pour l'indemniser des frais de
la guerre, la libre navigation sur la mer Noire,
une île dans l'Archipel, pour servir d'entrepôt
au commerce des deux nations, une amnistie
générale pour les Grecs qui avoient embrassé
le parti des Russes, et avant toutes choses l'élar-
gissement du Sr Obreskow , qui étoit aux Sept-
tours. Des conditions aussi énormes auroient
achevé de cabrer la cour de Vienne ,• peut-
être mêmel'auroient-elles portée .aux résolu-
tions les plus violentes, si on les lui avoit
communiquées. Cette raison empêcha le Roi
de lui en donner la m.oindre connoissance.
Ce prince préféra les voies de la douceur, les
plus sûres pour ne choquer personne. Il s'ex-
pliqua amicalement avec l'impératrice deRus-
fiçjSEinsla contredire j mais pour qu'elle sentît
jusqu'à 1775. CHAP. L 57
elle-même la difficulté qu'il y auroit à faire
consentir le grand Seigneur à l'indépendance
des Tartares , il lui représenta les obstacles
presque invincibles que la cour de Vienne
mettroit à ce que la Russie, en possédant la
Valachie et la Moldavie, devînt sa voisine, et
que l'île dans TArchipel donneroit de la jalou-
sie et de l'envie à toutes les puissances mariti-
mes; et il conseilla à l'Impératrice de limiter
ses prétentions aux deux Cabardies, à la ville
d'Asof avec son territoire, et à la libre navi-
gation dans la mer Noire; il ajouta que ce
n'étoit pas aucun sentiment de jalousie de l'a-
grandissement de l'Impératrice qu'il s'expli-
quoit ainsi , mais dans l'unique vue qu'au
moyen de ces adoucissemens l'on pût parvenir
à éviter que d'autrespuissances en prenant part
à cette guerre ne la rendissent générale; que
d'ailleurs les Turcs étoient déjà convenus de
deux points, celui d'accorder l'amnistie aux
Grecs et celui de relâcher le Sr Obreskow. Ces
représentations, quoique fort modérées, pa-
rurent faire quelque peine à l'Impératrice ;
elle donna à connoître qu'elle ne s'étoit pas
attendue àrencontrer des oppositions de lapart
58 MÉMO m ES DE 1763
de son meilleur allié; et comme elle conti-
nuoit d'insister sur son projet , à quelques
petites restrictions près, le Roi se vit dans la
nécessité de le communiquer à la cour de
Vienne; S. M. accompagna cette pièce de tous
les adoucissemens dont elle étoit susceptible,
et pour ne point effaroucher le prince KaunitZj
il lui fit insinuer que ce n'étoit pas le dernier
mot de la cour de Russie, qui sans doute étoit
1771. disposée à se relâcher sur les articles qui ren-
contreroient le plus de difficulté.
Les précautionjs que le Roi prenoit, étoient
d'autant plus nécessaires, que la cour impé-
riale ne cachoit plus ses projets, et que tous
les mouvemens qu'on voyoit en Hongrie an-
nonçoient une prochaine rupture avec la Rus-
sie. La cour de Vienne étoit décidée à ne pas
souffrir que le théâtre de la guerre s'établît au
delà du Danube ; elle espéroit même qu'à la
faveur d'une médiation armée, elle pourroit
forcer les Russes à restituer aux Turcs la Mol-
davie et la Valachie, et de plus à les faire dé-
sister de l'indépendance des Tartares qu'ils
demandoient Dans cette vue des troupes d'I-
talie, de la Flandre, et de l'Autriche avoient
jusqu'à 1775. CHAP. I. 5g
marché en Hongrie; l'envoyé de l'Empereur
s'étoit même expliqué sur ce chapitre assez
positivement avec le Roi; il étoit allé jusqu'à
demander qu'au cas que les Russes fussent atta-
qués toute autrepart qu'en Pologne, la Prusse
demeurât neutre, ce qui lui fut nettement
refusé. Le prince Kaunitz se flattoit , à la fa-
veur de ce plan, d'agrandir la m.aison d'Au-
triche , sans qu'elle eût la peine de faire des
conquêtes; ilcomptoit bien que la Porte paye-
roit cette assistance, en cédant à l'Impératrice-
reine les provinces qu'elle a\'oit perdues par
la paix de Belgrad. En même - temps que
Vienne étoit remplie de projets etlaHongrie
de troupes, un corps autrichien entra en Po-
logne et s'empara de la seigneurie de Zips ,
sur laquelle la cour avoit des prétentions. Une
démarche aussi hardie étonna la cour de Pé-
terbourg, et ce fut ce qui achemina le plus
le traité de partage qui se fit dans la suite
entre les trois puissances. La principale rai-
son étoit celle d'éviter une guerre générale qui
étoit prés d'éclore; il falloit outre cela entre-
tenir la balance des pouvoirs entre de si pro-
ches voisins ; et comme la cour de Vienne
6o MÉMOIRES DE 1763
donnoit suffisamment à connoître qu'elle vou-
ioit profiter des troubles présens pour s'agran-
dir, le Roi ne pouvoit se dispenser de suivre
son exemple. I/impératrice de Russie , irritée
de ce que d'autres troupes que les siennes
osoient faire la loi en Pologne, dit au prince
Henri, cjue si la cour de Vienne vouloit dé-
membrer la Pologne, les autres voisins de ce
royaume étoient en droit d'en faire autant.
Cette ouverture se fit à propos ; car après
avoir tout examiné, c'étoit l'unique voie qui
restât d'éviter de nouveaux troubles et de
contenter tout le monde. La Russie loouvoit
s'indemniser de ce que lui avoit coûté la guerre
avec les Turcs , et au lieu de la Valachie et
de la Moldavie qu'elle ne pouvoit posséder
qu'après avoir remporté autant de victoires
sur les Aujiricliiens q:ie sur les Musulmans , elle
n'avoit qu'à choisir ure province de la Pologne
à sa bienséance, sans avoir de nouveaux ris-
ques à courir; on pouvoit assigner à Flmpé-
ratrice-reine une province limitrophe de la
Honrr'8, et au Roi ce morceau de la Prusse
po'-:.i:.oise qui sépare les états de la Prusse
roy.Ac; et par ce nivellement politique la ba-
jusqu'à 1775. cîîAip. L 61
îance des pouvoirs entre ces troïs puissance*
demeuroit à peu prés la même. Néanmoins ,
pour s'assurer davantage de l'intention de la
Russie, le comte de Solms fut chargé d'exa-
miner si ces paroles échappées à l'Impératrice
avoient quelque solidité, ou si elles avoient
été proférées dans un moment d'humeur, et
d'emportemient passager. Le comte de Soims
trouva les sentimens partagés sur ce sujet. Le
comte Panin, qui avoit fait déclarer au com-
mencement des troubles de la Polosnie aue
la Russie maintiendroit l'indivisibilité de ce
royaume, sentoit de la répugnance pour ce
dém^embrement; il promit néanmoins de ne
s'y point opposer, si l'affaire passoit au conseil;
mais l'Impératrice étoit flattée de l'idée qu'elle
pourroit sans danger étendre les limites de son
empire -, ses favoris et quelques ministres qui
s'en apperçurent , se rangèrent de son senti-
ment, de sorte que le projet de partage passa
à la pluralité des voix. On annonça au roi
de Prusse la résolution qui venoit d'être pri-
se, comme un expédient qu'on avoit imaginé
pour le dédommager des subsides qu'il avoit
payés à la Russie.
62 KÉMOIRES DE 1763
Le comte Panin , en communiquant au
comte de Solms les choses que nous venons
de rapporter, exigea comme un préalable que
le Roi sondât les sentimens de la cour de
Vienne au sujet de ce partage. Sur cela le
Roi en fit l'ouverture au baron de Svvieten , en
l'assurant que la Russie ne témoignoit aucun
mécontentement de ce que les Autrichiens
avoient pris possession de Zips , et que sa
Majesté , pour donner des preuves de son
amitié à L. M. impériales, leur conseilloit de
s*étendre dans cette partie de la Pologne selon
leur bienséance, ce qu'elles pourroient faire
avec d'autant moins de risque que leur exem-
ple seroit imité par les autres puissances voi-
sines de ce royaume. Cette ouverture , toute
cordiale qu'elle étoit, ne fut point accueillie
par la cour de Vienne comme on s'en étoit
flatté. Le prince Kaunitz étoit trop préoccupé
du projet qu'il se préparoit à mettre en exé-
cution ; il trouvoit plus d'avantage dans l'al-
liance des Turcs, qu'il ne croyoit en pouvoir
espérer d'une alliance avec la Russie; il répon-
dit donc sèchement, que si sa cour avoit fait
occuper quelques parcelles de la Pologne sur
jusqu'à 1775. CHAP. I. 63
les confins de la Hongrie , ce n'étoit pas à
dessein de les garder , mais uniquement pour
obtenir justice sur quelques sommes que la
maison d'Autriche réclamoit de la république ,
et qu'il n'avoit pas imaginé qu'un objet d'aussi
peu de valeur pût faire naître l'idée d'un plan
de partage dont l'exécution seroit hérissée de
difficultés insurmontables , à cause qu'il étoit
autant qu'impossible d'établir une égalité par-
faite entre les différentes portions des trois
p'uissances; qu'enfin un tel projet ne pouvant
servir qu'à rendre la situation de l'Europe plus
critique encore qu'elle ne l'étoit , il décon-
seilloit à S. M. prussienne d'entrer dans de
telles mesures^ il ajouta d'un air d'indifférence
que sa cour étoit prête à évacuer les districts
que ses troupes avoient occupés, si les autres
puissances en vouloient faire autant. Ces der-
nières paroles étoient comme un reproche
tacite aux Russes qui avoient des armées en
Pologne; elles regardoient également le Roi,
qui avoit tiré un cordon de troupes depuis le
pays de Crossen jusqu'au delà de la Vistule ,
pour garantir ses états de la peste qui faisoit
alors en Pologne de grands ravages.
64 MÉMOIRES DE 1763
Dans une affaire de cette nature il ne falloit
pas se laisser décourager par des bagatelles. On
pouvoit prévoir que la cour de Vienne chan-
geroit de sentimens, sitôt que la Russie et la
Prusse seroient bien d'accord , parce que les
Autrichiens préféreroient d'avoir part à ce par-
tage à tenter les hasards de la guerre contre
aussi forte partie» Ajoutez à cela que l'Impé-
ratrice-reine n'ayant d'allié que la France y
ne pouvoit nullement alors compter sur des
secours. Pour profiter de combinaisons aussi
favorables, le Roi résolut de pousser l'affaire
du partage; il observa le silence envers la cour
de Vienne, pour lui laisser le temps de réflé-
chir. En même-temps le comte de Solms fut
chargé d'avertir la cour de Russie que les ou-
vertures du traité de partage avoient été faites
à Vienne, et que quoique le prince Kaunitz eût
évité jusqu'alors de s'expliquer sur ce sujet, on
pouvoit néanmoins prévoir qu'il y donneroit
volontiers les mains, aussitôt que les deux au-
tres puissances seroient convenues de leurs inté-
rêts réciproques; il se servit de ce motif pour
accélérer la conclusion de cette affaire, parce
qu'il n'y avoit pas un moment à perdre. Peut^
être
jusqu'à 1775. CHAP. I. 65
être que la lenteur et la paresse habituelle des
Russes auroit encore traîné la chose en lon-
gueur, si la cour de Vienne n'eût servi le Roi
sans le vouloir^ tous lesjours elle faisoit naître
par sa médiation de nouvelles difficultés pour
la paix; souvent elle chicanoit avec aio;reur les
Russes sur leurs énormes prétentions , ets'ex-
pliquoit d'un ton despotique sur les articles
de la paix qu'elle rejetoit, favorisant les Turcs
en tout ce qui dépendoit d'elle. Mais les mou-
vemens c[ui se faisoient dans l'armée de Hon-
grie achevèrent de rendre les Autrichiens sus-
pects à la cour de.Péterbourg. Dans ce même
temps le bruit courut que les Impériaux négo-
ciolent un traité de subsides à Constantinople j
cette dernière nouvelle donna l'alarme au
conseil de Péterbourg, et le Roi, qui com-
muniquoit aux Russes tous les avis propres à
découvrir les intrigues des Autrichiens, par-
vint enfin à tirer la cour de Péterbourg de la
léthargie dans laquelle elle étoit plongée. L'im-
pératrice de Russie sentit le besoin qu'elle
a voit d'être assistée par sa Majesté ; elle jugea
que pour s'assurer de ce prince, il falloit lui
procurer des avantages, de sorte que le comte
Tome V. E
66 MÉMOIRES DE 1763
de Panin déclara au comte de Solms qu'il
n'attendoit que le projet de partage, pour en-
trer avec lui en conférence sur ce sujet.
24 Juin. Ce projet s'expédia bien vite à Péterbourg;
il donnoit carte blanche à la Russie, quipou-
voit choisir en Pologne selon sa convenance
telle province dont elle jugeroit à propos de
prendre possession. Le Roi demanda pour sa
part la Pomerellie , le district de la grande Po-
logne en deçà de la Netze , l'évêché de Varmie,
les palatinats de Marienbourg et de Culm ,
laissant les Autrichiens maîtres d'accéder à ce
traité s'ils le jugeoient à propos. Tous les
arrangemens qui se prenoient à Berlin comme
à Péterbourg n'empêchoient point le prince
Kaunitz d'aller son train; il accrochoit , par
mille difficultés que sa médiation lui fournis-
soit, la négociation de la paix avec les Turcs;
il rejetoit surtout l'article des cessions de la
Valachie et de la Moldavie, que les Russes
exigeoient de la Porte ; fier des offres que lui
faisoit le Sultan , et croyant que le nombre des
troupes assemblées en Hongrie pouvoit en im-
poser autant aux Prussiens qu'aux Russes, il
fit déclarer au Roi que les conditions de paix
jusqu'à 1775. CHAP. L 67
proposées par la Russie étoient diamétrale-
ment opposées aux intérêts de la monarchie
autrichienne, qu'elles tendoient à renverser
l'équilibre de l'orient, et que si la cour de Pé^
terbourg ne vouloit pas les modérer, leurs
majestés impérialesseroient forcées de prendre
part à cette guerre, qu'elles se ilattoient que
dans ce cas le Roi observeroit une parfaite
neutralité, d'autant plus que ses engagemens
avec la Russie se bornoient à la Pologne, dont
les Autrichiens respecteroient le territoire.
On voyoit bien que la cour de Vienne ne
vouloit absolument pas que les Russes devins^
sent ses voisins • d'une part elle craignoit que
nombre de grecs répandus en Hongrie ne
s'attachassent à cette puissance par motif de
religion- d'autre part elle aimoit mieux être
voisine de l'empire affoibli des Turcs que de
l'empire formidable de la Russie. La situation
où le Roi se trouvoit entre ces deux cours im-
périales étoit embarrassante j s'il consultoit ses
intérêts , il ne devoit ni souhaiter d'accroître
la puissance des Russes, qui n'étoit que trop
formidable, ni employer à cela ses forces.
Ces raisons étoient contrebalancées par des en-
E Q
68 MEMOIRES DE I763
gagemens solennels, qui obligeoient ce prince
d'assister l'Impératrice son alliée dans toutes
les occasions où elle seroit attaquée par l'Im-
pératrice-reine ; il falloit , ou remplir ces en-
gagèmens, ou renoncer aux fruits qu'on espé-
roit d'en recueillir. De .plus, le parti de la
neutralité étoit plus dangereux pour la Prusse
que celui de soutenir son alliée^ les Autrichiens
et les Russes se seroient battus, puis en s'ac-
commodant ils auroient pu faire la paix aux
dépens du Roi; ce prince auroit perdu toute
considération ; personne ne se seroit lié à sa
bonne foi, et après la paix il seroit demeuré
isolé j* ce qui seroit indubitablement arrivé, si
le Roi avoit suivi un plan aussi défectueux.
. Sa Majesté ne balança point; elle se dé-
termina à remplir fidèlement ses engagemens
avec la Russie, et pour adoucir en même-temps
la cour devienne, elle la flatta de l'espérance
qu'il ne seroit pas impossible de fléchir l'impé-
ratrice de Russie, et de faire changer les vues
qu'elle avoit sur la Valachie et sur la Moldavie;
mais en ajoutant que si l'on en venoit à une
rupture entre les deux Impératrices, sa Ma-
jesté ne pouvoit se dispenser d'assister celle de
jusqu'à 1775. CHAP. I. 69
Russie 5 avec laquelle elle étoit en alliance.
Pour donner plus de poids à cette déclara-
tion 5 l'on augmenta et remonta: toirte la ca-
valerie; les ordres donnés pour cet effet s'é-
bruitèrent promptement et partout. Ces me-
sures vigoureuses, prises si à propos, firent
impression sur la cour de Péterbourg; on pro-
fita de son contentement, pour l'engager à
sacrifier une partie de ses prétentions sur la
Valachie au bien commun de la paix.
Il étoit difficile de traiter avec les Russes.
Le contreprojet du traité de partage de la cour
de Péterboura arriva alors à Berlin: il étoit
o
singulièrement conçu ; tout l'avantage ' en
étoit pour la Russie , tous les risques pour la
Prusse: on accordoit à la vérité la plus grande
partie du terrain de la Pologne que le Roi avoit
demandé; mais l'acquisition des Russes étoit
au moins du double plus étendue : on avoit in-
séré surtout dans ce traité un article très-oné-
reux pour sa Majesté; on demandoit que la
Prusse assistât de toutes ses forces la Russie au
Cas qu'elle fût attaquée par les Autrichiens;
mais supposé que l'Impératrice-reine déclarât
la guerre au roi de Prusse , ce prince n'avoit
E 3
yO MÉMOIRES DE 1763
aucun secours à attendre de la Russie avant
que la paix avec les Turcs fût conclue. Des
conditions aussi peu proportionnées n'étant
pas acceptables, elles donnèrent lieu à quel-
ques explications ; on fit un résumé de tous
les engagemens de la Prusse avec la Russie j il
résultoit de cet examen que tout étoit en fa-
veur de l'Impératrice, et qu'il n'y avoit rien en
faveur du Roi; toutefois on ajouta que comme
sa Majesté avoit résolu de satisfaire à tout ce
qu'on pouvait prétendre d'elle raisonnable^
ment , elle se reposoit aussi sur l'équité comme
sur la modération de l'impératrice de Russie,
qui voudroit bien sacrifier quelques parties
de ses conquêtes, pour prévenir une guerre
qui menaçoit dans peu de devenir générale ,
d'autant plus que la Moldavie et la Valachie
servoient de prétexte aux Autrichiens pour
embrouiller de plus en plus les affaires , et
que dans des circonstances aussi critiques que
les présentes, il étoit de la dignité d'une aussi
vaste monarchie que celle de la Russie , d'avoir
moins d'égard à ses intérêts qu'au bien public.
On proposa en mênie-temps quepour indem-
niser la Prusse de tous les dangers qu'elle
jusqu'à 1775. c h ap. I. 71
pouvoit s'attirer par une nouvelle guerre,
dont on ne pouvoit prévoir quelles seroient
,les suites, la Russie voulût bien ajouter la
ville de Danzic, située au milieu de la Po-
merellie, au partage de la Pologne dont le
Roi devoit se mettre en possession.
Ces représentations 5 comme il arrive d'or-
dinaire, ne firent pas tout l'effet qu'on en de-
voit attendre: cependant à force de réfléchir
sur les raisons qu'on lui avoit exposées si clai-
rement, l'impératrice de Russie voulut bien
restreindre les propositions de paix qui ne pou-
voient compatir avec les intérêts d'autres puis-
sances: elle s'engagea donc en conséquence à
restitue/ aux Turcs, après la paix, les con-
quêtes qu'elle venoit de faire entre le Dniester
et le Danube. La cour de Berlin communiqua
promptement cette heureuse nouvelle à celle
de Vienne; on vit pour la première fois pa-
roître le prince Kaunitz avec un visage serein;
les esprits se calmèrent, et l'inquiétude et la
jalousie que les grands^succes des Russes avoîent
données à la cour impériale, disparurent du
moment qu'elle n'eut plus à craindre d'avoir
cette puissance pour voisine de ses états.
E 4
74 M É 31 O I R E s DE I763
d'être importantes, pour conclure un traité
avantageux, et l'on promit aux Russes les se-
cours dont dès-lors il ne pouvoit plus être
question.
Après que tant d'obstacles eurent été levés,
cette convention secrète fut enfin signée àPé-
terbourg : les acquisitions prussiennes furent
telles que nous les avons rapportées, à l'excep-
tion des villes de Danzic , de Thorn, et de
leur territoire : par ce partage la cour de Pé-
terbourg acquit en Pologne une lisière consi-
dérable le long de ses anciennes frontières de-
o
puis la Dvvina jusqu'au Dniester ; on fixa le
temps de la prise de possession au mois de
Juin: on convint d'inviter l'Impératrice-reine
à se joindre aux deux puissances contractan-
tes 5 afin de participer à ce partage : la Russie et
la Prusse se garantirent leurs acquisitions , et
promirent d'agir de concert à la diète de Var-
sovie , pour obtenir pour tant de cessions le
consentement de la république : le Roipromit
encore par un article secret d'envoyer 20,000
hommes de son armée en Pologne, pour se
joindre aux Russes au cas que la guerre devînt
générale: de plus sa Majesté s'engageoit à se
jusqu'à 1775. CHAP. I. 75
déclarer ouvertement contre la maison d'Au^
triche, supposé que ce secours ne fût pas suffis
sant : on convint aussi que les subsides prus-
siens cesscroient d'être payés aussitôt que leur
corps auxiliaire auroit joint l'armée russe: on
ajoutoit par un autre article, que sa Majesté
seroit autorisée à retirer ses troupes auxiliaires,
si au sujet de ces secours elle étoit attaquée par
les Autrichiens dans ses propres états; et dans
ce cas la Russie promettoit de lui envoyer 6000
hommes d'infanterie et 4000 cosaques, et même
de doubler ce nombre aussitôt que les circon-
stances le permettroient j aussi bien que d'en-
tretenir une armée de 5o,ooo hommes en Po-
logne , afin de pouvoir assister le Roi de toutes
ses forces , après que la guerre avec les Turcs
seroit terminée ; et enfin de continuer cette
assistance jusqu'au moment où elle pourroit
par une pacification générale procurer aux
Prussiens un dédommagement convenable :
on joignit à tous ces articles une convention
séparée, pour régler l'entretien réciproque
des corps auxiliaires. Cet ouvrage, qui ser-
voit de base aux projets qui dévoient s'en-
suivre, étant terminé, il restoit à persuader
74 MÉMOIRES DE 1^63
d'être importantes, pour conclure un traité
avantageux 5 et l'on promit aux Russes les se-
cours dont dès-lors il ne pouvoit plus être
question.
Après que tant d'obstacles eurent été levés,
cette convention secrète fut enfin signée àPé-
terbourg: les acquisitions prussiennes furent
telles que nous les avons rapportées, à l'excep-
tion des villes de Danzic , de Thorn , et de
leur territoire : par ce partage la cour de Pé-
terbourg acquit en Pologne une lisière consi-
dérable le long de ses anciennes frontières de-
o
puis la Dwina jusqu'au Dniester : on fixa le
temps de la prise de possession au mois de
Juin: on convint d'inviter l'Impératrice-reine
à se joindre aux deux puissances contractan-
tes 5 afin de participer à ce partage : la Russie et
la Prusse se garantirent leurs acquisitions , et
promirent d'agir de concert à la diète de Var-
sovie 5 pour obtenir pour tant de cessions le
consentement de la république: le Roi promit
encore par un article secret d'envoyer 20,000
hommes de son armée en Pologne, pour se
joindre aux Russes au cas que la guerre devînt
générale: de plus sa Majesté s'engageoit à se
jusqu'à 1775. CHAP. I. 75
déclarer ouvertement contre la maison d'Au^
triche, supposé que ce secours ne fût pas suffis
sant : on convint aussi que les subsides prus-
siens cesseroient d'être payés aussitôt que leur
corps auxiliaire auroit joint l'armée russe: on
ajoutoit par un autre article, que sa Majesté
seroit autorisée à retirer ses troupes auxiliaires,
si au sujet de ces secours elle étoit attaquée par
les Autrichiens dans ses propres états; et dans
ce caslaRussiepromettoit de lui envoyer 6000
hommes d'infanterie et 4000 cosaques, et même
de doubler ce nombre aussitôt que les circon-
stances le permettroientj aussi bien que d'en-
tretenir une armée de 5o,ooo hommes en Po-
logne, afin depouvoir assister le Roi de toutes
ses forces , après que la guerre avec les Turcs
seroit terminée ; et enfin de continuer cette
assistance jusqu'au moment où elle pourroit
par une pacification générale procurer aux
Prussiens un dédommagement convenable :
on joignit à tous ces articles une convention
séparée, pour régler l'entretien réciproque
des corps auxiliaires. Cet ouvrage, qui ser-
voit de base aux projets qui dévoient s'en-
suivre, étant terminé, il restoit à persuader
76 MEMOIRES DE 1763
la cour de Vienne de se j oindre aux deux puis-
sances contractantes. Trois partis se formoient
dans cette cour, dont chacun pensoit diffé-
remment : l'Empereur auroit voulu regagner
en Hongrie les provinces que sa maison avoit
perdues par la paix de Belgrad : l'Impératrice
sa mère 5 qui n'avoit plus cette énergie et cette
fermeté dont elle avoit tant donné de mar-
ques dans sa jeunesse, et qui commençoit à
s'adonner à une dévotion mystique, se repro-
choit le sang que ses guerres passées avoient
4fait répandre ; elle détestoit la guerre et vou-
loit conserver la paix à quelque prix que ce
fût: le prince Kaunitz , doué d'un jugement
droit, qui vouloit accorder les intérêts de la
monarchie avec les penchansde sa souveraine,
se trouvoit par conséquent dans l'embarras
d'opter entre la guerre, ou le partage de la
Pologne, et craignoit de plus que s'il prenoit
ce dçrnier parti, l'union de la maison de
Bourbon avec celle d'Autriche*qu'il regardoit
comme son chef-d'oeuvre, n'en fût rompue;
d'un côté' la cavalerie prussienne remontée si
promptement lui donnoit à connoître que le
Roi avoit prit un parti décisif^ d'un autre il
jusqu'à 1775. CHAP. I. 77
voyoit que ce prince désiroit une pacification
générale, et qu'il y travailloit avec ardeur.
Enfin le Roi dit à l'envoyé d'Autriche dans
une conférence qu'il eut avec lui : que sa Ma-
jesté félicitoit l'Impératrice- reine d'avoir en
ce moment ]e sort de l'Europe en ses mains,
parce que réellement la paix ou la guerre dé-
pendoit dans ces circonstances du parti qu'elle
alloit prendre. Le Roi ajouta qu'il avoit une si
grande confiance dans la sagesse reconnue de
cette grande princesse, qu'il ne doutoitpoirit
qu'elle ne préférât Lt tranquillité générale de
l'Europe aux troubles qui pouvoient surve-
nir, et dont il étoit impossible de prévoir les
suites. Cet entretien, dont van Swieten ren-
dit compte à sa cour, produisit tout l'effet
c|u'on en pouvoit espérer ; le prince Kaunitz
fut convaincu qu'il falloit renoncer à l'alliance
des Turcs, comme à tous les projets qui étôieiit
fondés sur ce préalable: il comprit égalenient
qu'il ne pouvoit pJus empêcher le partage de
la Pologne , à moins d'attaquer sans l'assistance
d'aucun allié la Prusse et la Russie en même-
temps. Cette chance étoit trop désavantageuse
pour qu'un homme, pour peu qu'il fût pru-
dent, voulût en courir les risques: il ne lui
4
78 MÉMOIRES DE lyÔS
restoit donc d'autre parti raisonnable que ce-
lui de se joindre aux deux cours alliées, afin
de participer au partage de la Pologne, et de
maintenir par ce moyen ^équilibre entre ces
trois puissances. Par une suite de cette réso-
lution, le baron de Swieten fut chargé de pro-
poser au nom de sa cour la signature d'un acte
par lequel les trois cours promettoient d'obser-
ver une égalité parfaite dans le partage qui se
feroit de la Pologne. Cette proposition, qui
etoit juste, fut reçue sans empêchement, par-
ce qu'elle devoit aplanir toutes les difhcultés
qui avoientjusqu'alors causé tant d'embarras,
et que c'étoit l'unique moyen d'éviter la cruerre
générale , qu'on avoit eu de si fortes raisons
Mars, ^'appréhender. Cet acte fut signé sans délai ,
et l'échange s'en fit tout de suite.
Ce traité entre les cours de Berlin et de
Vienne fut incessamment communiqué à celle
de Péterbourg; l'Impératrice reçut avec plai-
sir cette nouvelle importante; elle se voyoit
par cette accession de l'Autriche dégagée du
fardeau d'une nouvelle guerre qu'elle auroit
peut-être eu de la peine à soutenir: elle suivit
les conseils du Roi, qui l'exhortoit à diminuer
autant qu'il se pourroit le nombre de ses en-
jusqu'à 1775. CHAP. I. 79
nemis: aussi, peu après, la même convention
fut signée à Péterbourg par les deux cours im-
périales. On se pressa ensuite d'égaliser le par-
tage des trois cours,* ce qui avoit été réglé en-
tre la Prusse et la Russie fut aussitôt communi-
qué à rimpératrice-reine -, la cour de Vienne
ne s'oublia pas dans son contreprojet : son avi-
dité étendit ses vues sur quantité de palatinats
quiremplissoient l'espace depuis laprincipauté
de Teschen jusqu'aux confins de la Valachie,
et qui poussoient une pointe par Belcz à une
petite distance de Varsovie. Les pays encla-
vés dans cette démarcation, et qui faisoient à
peu près le tiers de la Pologne , étoient évi-
demment opposés à la convention que cette
cour venoit à peine de signer avec les autres
puissances. On trouva cette portion que les
Autrichiens vouloient s'approprier aussi énor-
me à Péterbourg qu'on l'avoit trouvée exorbi-
tante à Berlin. Choqué de procédés aussi indé-
cens le comte Panin remit un mémoire rai-
sonné au prince Lobkovvitz, qui résidoit à
Péterbourg en qualité de ministre d'Autriche,
dans lequel il évaluoit avec précision les parta-
ges des trois cours, et conçluoit que pour éta-
8o MÉMOIRES DE lyÔS
blir une égalité parfaite, il convenoit que la.
cour devienne voulût bien renoncer à la pos-
session de Léopol et des salines importantes
de Wilizcka, afin que personne ne pût se
plaindre d'être lésé.
'La cour de Vienne continua d'insister sur
îa ville de Léopol et sur les salines de Wilicz-
ka, qu'elle vouioit posséder à toute force, en
même-temps que pour faciliter cette conven-
tionnelle se désista des palatinats de Lublin,
de Chelm , et de Belcz. Les choses étant dans
ces termes, il falloit se hâter de conclure, si
l'on ne vouioit pas renoncer à tout partage;,
dans cette occasion trop d'exactitude à éva-
luer les différentes portions au-roit fait naître
des disputes interminables : d'autres puisssan-
ces auroient immanquablement profité de
cette mésintelligence, et toutesles peines qu'on
s'étoit données'jiisqu'alors auroient été per-
dues. Dans cette rpersuasion, le Roi conseilla
à l'impératrice :de Russie d'açc-epter les condi-
tions que îa cour de Viennetannpnçoit être son
ultimatum; elle comprit combien Jes momens
étoientprécieuxi, et rien n'y m'ettantplusd'em-r
pêcliementy la triple convention des cours
contractantes
JUSQUA 1775. CHAP. I. Si
contractantes fut signée par leurs ministres à 5 août
Péterbourg. Les acquisitions prussiennes et
celles des Russes furent articulées dans ce traité
telles que nous les avons annoncées ; ce qui
devoit tomber en partage aux Autrichiens fut
marqué depuis la principauté de Teschenj4is-
qu'au delà de Sendomir et du confluent du San,
en tirant une ligne droite au Bug et de cette
rivière à celle du Dniester aux frontières de la
Podolie et de la Moldavie. Les trois cours se
garantirent leurs possessions respectives : elles
promirent d'agir dé concert pour engager la
république de Pologne à donner son consen-
tement aux cessions qu'on lui demandoit. La
cour de Vienne , radoucie par tant d'acquisi-
tions, promit d'employer ses bons offices con-
jointement avec le roi de Prusse, alm de dispo-
ser la Porte à recevoir les conditions de paix que
la Russie lui avoit proposées. Les trois cours
fixèrent la prise de possession au premier jour
du moisde Septembre. On convint de remettre
vers ce temps au roi de Pologne une déclaration
concertée entre les trois cours, pour instruire
la république des arrangemens qu'on venoit de
prendre , et pour l'exhorter à la convocation
Tome V, F
82 MÉMOIRES DE I763
d'une diète extraordinaire , afin qu'elle travail-
lât à l'entière pacification du royaume; c'étoit
à cette diète que la Russie, l'Autriche et la
Prusse se proposoient de présenter une déduc-
tion qui devoit, contenir les prétentions de
chaque puissance , avec les droits qu'elles
croyoient avoir sur ce dont elles avoient pris
possession.
Le Roi fondoit ses prétentions sur la Pome-
rellie, et sur une partie de la grande Pologne
située en deçà de la Netze , sur ce que ces
provinces, autrefois annexées à la Poméranie
et au Brandebourg , en avoient été démem-
brées par les Polonois: il revendiquoit la ville
d'Elbing en vertu d'une prétention liquide, et
de l'argent que ses ancêtres avoient avancé sur
cette ville à la république ; on faisoit des évê-
chés de Varmie et des palatinats de Marien-
bourg et de Culm un équivalent de la ville de
Danzic capitale de la Pomerellie, laquelle de-
meuroit libre. Nous ne voulons pas détailler
ici les droits de ces trois puissances; il falloit
des conjonctures singulières pour amener les
esprits à ce point et les réunir pour ce partage,
par lequel seulement on pouvoit éviter une
guerre générale.
jusqu'à 1775. ciiAP. I. 8.3
Telle fut la fin de tant de né2:ociations oui
demandoient de la patience, de la fermeté et
de l'adresse. L'on parvint cette fois à préserver '
l'Europe d'une guerre générale qui étbit près
d'éclater. Des intérêts aussi contraires que ceux
des Russes et des Autrichiens étoient clifTiciles
à concilier. Pour dédommager les Russes des
conquêtes que les Autrichiens vouloient qu'ils
restituassent à la Porte, il n'y avoit d'autie
moyen que de leur assigner des possessions en
Pologne. L'împératrice-reine en avoit donné
l'exemple, en faisant occuper par ses troupes
la seigneurie de Zips; et pour que la balance
se soutînt en quelque m.anière entre les puis-
sances du nord, il falloit de nécessité que le
Roi eût part à ce partage. C'est là le premier
exemple que l'histoire fournisse d'un partage
réglé et terminé paisiblement entre trois puis-
sances; sans les conjonctures où l'Europe se
trouvoit alors , les plus habiles politiques y
auroient échoué; tout dépend des occasions
et du moment où les choses se font.
Le soin d'accorder ces dive-s intérêts n'ab-
sorboit pas toute l'attention des trois puissan-
ces; on n'en prcssoit pas moins les Turcs de
F -2
84 M É M O I ïl E s DE 1763
consentir àla tenue d'un congrès; l'internonce
d'Autriche, qui résidoit à Constantinople, né
parloitplus des subsides qu'il avoit si vivement
sollicités 5 ni des diversions que sa cour alloit
faire en faveur de la Porte; et loin d'encoura-
ger les Turcs à la continuation de la guerre ,
il s'étoit joint au ministre prussien, pour en-
gager le divan à choisir ceux que le grand
Seigneur enverroit au congrès de la pacifica-
tion. Les plénipotentiaires furent nommés de
la part des deux puissances belligérantes; les
Prc- ministres prussien et autrichien les joignirent
ni ers . ,
jours à Foxsiani, lieu ou se tnirent les conférences.
Le comte Oriow , favori de l'Impératrice , y
présidoit de la part de la Russie , et Osman
EiTendi de la part des Turcs. Ces deux minis-
tres paroissoient d'accord sur les articles essen-
tiels du traité, et même sur l'indépendance
des Tartares; mais lorsqu'on en vint au projet,
article par article, Osman Efïendi en présenta
un autre, par lequel le droit de confirmer le
chan des Tar tares élu, et le droit d'administrer
la justice en Crimée, étoit réservés au grand
Seigneur. Cetteproposition fut rejetée; Osman
en présenta une plus modérée, mais qui fut
aussi peu admise que la première : sur o^uoi il
m; ers
jour:
d "ho lit
jusqu'à 1775. CHAP. I. 85
déclara qu'après avoir épuisé tous les moyens
qui lui étoient permis par ses instructions ,
qu'après avoir modifié par des adoucissemens
les articles qui faisoient le plus de peine aux
Russes , voyant néanmoins que , sans égard
pour la modération du grand Seigneur, on
rejetoit toutes ses propositions, il ne lui res-
toit qu'à demander des chevaux pour s'en
retourner à Constantinople. Mr Orlow le prit
au mot; ses intérêts personnels le rappeloient
à Péterbourg, où ses ennemis profitant de son
absence , étoient parvenus à le supplanter ;
ainsi ce congrès, qu'on avoit eu tant de peine
à faire assembler , n'atteignit pas la tin du
même mois.
Plus les affaires prenoient vers le nord et
l'orient une tournure avantao-euse à la Russie,
plus la France, mécontente du peu de consi-
dération dont elle jouissoit , essayoit de se
dédommager par ses iiitrigues de l'ascendant
qu'elle avoit perdu; elle se flattoit de pouvoir
le re^Ta^ner en mettant la Suède en jeu. Le
prince royal de Suède, qui voyageoit alors en
France, se trouva précisément à Paris lorsqu il
apprit la mort du Roi son père. Les ministres
F 3
86 MÉMOIRES DE Î763
de Louis XV, pour profiter de la conjoncture,
prirent des engageniens secrets avec ce jeune
prince; ils lui promirent d'acquitter les arré-
rages de la dernière guerre , que la France
devoit à la Suède ; la somme en montolt à
i,3oo,ooo écus; une partie lui en fut remise à
Paris, et on lui fit espérer le reste au cas qu'il
voulût l'employer à changer la forme du gou-
vernement en Suéde , en s'y rendant souverain.
Dès-lors ce jeune prince vif, ambitieux, mais
léger, se livra sans réserve à l'exécution de ce
projet, à laquelle la diète qui alloit s'assembler
pour son couronnement, lui fournissoit une
occasion favorable. De retour à Stockliolm on
envoya des émissaires, munis d'argent, dans
toutes les province? duroyatuTie, pour corrom-
pre les députés, et une partie des troupes,- son
frère, le prince Charles, se niit à la tète d'un
de ces corps, pour le conduire à la capitale
.au secours du Roi. Mais le jeune monarque
n'attendit pas son arrivée ; il avoit gagné le
régiment des gardes et cehii de l'artillerie; il
s'empara par leur moyen de l'arsenal, fit bra-
quer les canons sur les places et dans les rues,
assembla le sénat intimidé par un appareil qui
jusqu'à 1775. cil A p. I. 87
lui étoit si nouvezui , et se fit dtclarer souverain^g ^^q^^^
par ce corps, qui représentoit toute la nation.
Cet événement inattendu causa quelques
inquiétudes à la -cour de Berlin; le Roi s'étoit
engagé par son traité avec la Russie à soutenir
la forme de gouvernement établie en Suéde
o
l'année i/ao. Ce prince n'ignoroit pas la vive
impression qu'une révolution aussi subite fe-
roit sur l'impératrice de Russie. Le congrès de
Foxsiani venoit à la vérité d'être rompu ; mais
les Russes et les Turcs étoient de nouveau en
pourparlers pour en assembler un autre à
Bucharest : si la paix venoit à se conclure entré
ces deux puissances, il falloit s'attendre cju'in-
cessamment la Russie travailleroit à remettre
le gouvernement suédois sur l'ancien pied; le
jeune roi de Suède, qui comptoit sur l'appui
de la France, ne se seroit jamais désisté de bon
gré de la souveraineté à laquelle il venoit de
pirvenir; c'étoient là des matériaux pour luie
nouvelle guerre, dans laquelle le Roi auroit été
obligé de combattre contre son propre neveu ;
et la nature, qui parle aux coeurs des rois tout
comme à ceux des particuliers , se révoltoit
contre ce parti. D'autre part la politique et la
F 4
88 MÉMOIRES DE 1 763
foi des traités exigeoient qu'on le prît : dans cet
embarras le Roi se servit de la cour de Vienne,
afin que par ses représentations à celle de Péter-
bourg on pût parvenir à calmer la première
effervescence de la Russie. Les mouvemens de
colère et de vengeance l'auroient cependant
emporté dans l'esprit de l'impératrice de Rus-
sie , si les Turcs n'avoient pas résisté avec
beaucoup de fermeté aux conditions dures et
fâcheuses qu'on vouloit leur faire accepter; en
même-temps que du côté de la Suède, le Roi
concevant le danc;er dont il étoit menacé de
la part de la Russie, se proposoit de mettre
d'avance le Danemarck hors de jeu , pour
n'avoir qu'un ennemi à combattre à la fois.
Ceci nous engage à reprendre les choses
de plus haut, pour exposer avec précision les
raisons qu'avoit le roi de Suéde d'agir ainsi.
Le roi de Danemarck étoit monté trop jeune
sur le trône pour que son expérience pût être
formée : il étoit entouré d'anciens ministres
rompus dans les intrigues de cour , qui plus
intéressés que citoyens n'ambitionn oient que
de gouverner leur maître; et comme ces rivaux
luttoient pour se supplanter mutuellement ,
jusqu'à 1775. CHAP. L 8g
cela donnoit lieu à de fréquentes disgrâces ;
chaque jour produisoit de nouveaux ministres
et de nouveaux projets de gouvernement. Le
Sr de Saldern , qui se trouvoit alors à cette
cour en qualité de ministre de Russ'.e, avoit,
comme nous l'avons dit, moyenne l'échange
du duché de Gottorp contre ceux d'Olden-
bourg et de Delmenhorst ; ce ministre d'une
cour étrangère, mais trop puissant à Coppen-
hague persuada au Roi de faire un tour dans
les pays étrangers, voulant le détourner de
visiter , comme il en avoit l'intention , le
royaume de Norwége, où l'on craignoit qu'il
n'introduisît des nouveautés préjudiciables à
ses intérêts. Peu après son mariage avec la
princesse Mathilde , soeur du roi d'Angleterre,
il partit de Coppenhague, se rendit à Londres,
et de là à Paris : ses courtisans et ceux qui
Tenvironnoient, fortifioient son penchant à la
volupté et à la débauche ; de retour de ses
voyages, il en rapporta une maladie dont il
n'avoit pris aucun soin ; la Reine son épouse^
sous prétexte du rétablissement de sa santé,
s'empara de son esprit, et lui proposa un méde-
cin nommé Struensée, comme l'homme le plus
go MÉMOIRES DE lyoS
capable de le guérir. L'accès que ce médecin
eut à la cour, lui fit gagner imperceptiblement
plus d'ascendant sur l'esprit de la Reiue qu'il
n'étoit convenable k un liomm.e de cette extrac-
tion. Cette liaison, qui de jour en jour deve-
noit plus intime, obligeoit la Reine à prendre
les plus grandes précautions pour que le Roi
ne pût pas s'appercevoir de ce qui se passoit ;
onprétendoit cjuepour en être sûr ,, la Reine et
le médecin avoient imaginé, sous prétexte de
donner des remèdes au F.oi, de lui foife pren-
dre de Topium. L'usage trop fréquent de ceiî
soporifiques altéra considérablement l'esprit
de ce jeune prince: il eut des absences et si
fortes et si longues, que la E.eine et le méde-
cin s'emparèrent des rênes du gouvernement:
Struensée fut créé premier miinistre , et fut
réellement roi de Danemarck durant quelc^ues
mois. La nation danoise fut indignée. On
découvrit enfin que le projet du ministre étoit
de faire déclarer le Roi incapable de régner, ^
et sous ce prétexte apparent de s'emparer de
la tutelle du royaume -, ce qui acheva de
révolter les esprits. On auroit cru se couvrir
dopprobre, en exposant le royaume à tomber
jusqu'à 1775. CHAP. I. gi
sous une semblnble domination. Des gardes
de la marine qu'on avoit voulu casser parce
que la cabale se défioit de leur fidélité ] don-
nèrent le premier branle à la révolution. Les
deux généraux d'Eickstaedt et de Coeller.tous
cleuxpoméraniens de naissance, et le ministre
d'état d'Osten se rendirent en secret chez la
reine Julie, belle-mère du Roi 5 ils kii peigni-
rent, de couleurs les plus vives, les périls aux-
quels sa personne, celle de son beau-fils, et
tout le royaume étoient exposés, et la conju-
rèrent de prendre dans un moment aussi criti-
que un parti décisif; ils la déterminèrent à se
rendre , après un bal qui devoit durer avant
dans la nuit, par un escalier dérobé dans la
chambre du Roi , pour l'avertir du péril immi-
nent qui le menaçoit, et l'obliger à signer in-
cessamment un ordre par lequel les généraux
étoient autorisés , l'un à arrêter la reine Ma-
thilde , et l'autre à s'assurer du médecin pre-
mier ministre. Ce projet s'exécuta comme il
avoit été ml^dité : on enferma la Reine dans
une forteresse , et le médecin ainsi que ses
adhérens furent traduits devant les juges : la
crainte des supplices leur fit avouer tous les
92 MÉMOIRES BE 1763
attentats dont on les accusoit ; le mariage de
la reine Mathilde fut cassé; le roi d'Anele-
terre obtint qu'on permît à cette princesse de
sortir du Danemarck , pour se retirer dans
l'ékctorat de Hanovre: elle s'établit à Zell,
où elle fut traitée par son frère avec distinc-
tion. Le médecin, et lebaron deBrand, après
qu'on leur eut fait le procès, furent décapités:
la reine Julie , belle-mère du Roi, prit le
maniement des affaires. Tout fut foible dans
les commencemens d'une telle administra-
tion , qui en effet n'étoit qu'une tutelle.
L'aliénation d'esprit du Roi équivaloit à une
minorité. Les Norwégiens , qu'on avoit acca-
blés d'impôts pour soutenir la banque qui
étoit sur le point de faire faillite , les Norwé-
giens, dis-je, commencèrent à différentes re-
prises à manifester leur mécontentement. Les
révolutions que subit presque en même-temps
le gouvernement suédois, donnèrent de vives
alarmes à la cour de Coppenhague, qui crai-
gnoit les entreprises d'un jeune prince voisin ,
ennemi né des Danois j la reine Julie envoya
le général Huth avec quelques troupes en
Norwège , afin de garantir ce royaume contre
toute invasion étrangère.
jusqu'à 1775. CHAP. I. 93
Ce mécontentement des Norvvégiens , leurs
dispositions peu favorables à la cour, voilà sur
quoi le roi de Suède fondoit ses espérances.
Quelques députés des paysans de ce royaume ,
qui se rendi^rent auprès de lui dans le bourg
d'Eckholmsund, l'assurèrent qu'il n'avoitqu'à
se montrer avec quelques troupes sur leurs
frontières , pour animer les paysans norvvé-
giens, et pour leur faire à tous embrasser son
parti. Sans examiner si c'étoit la nation qui
s'expiiquoit par la bouche de ces députés, ou
s'ils n'étoient que les organes de quelques
mécontens obscurs , le Roi partit brusque-
ment, sous prétexte de faire ce qu'on appelle
en Suéde l'Eric Gatta : il fit la tournée de ses
provinces méridionales en Scanie et vers les
frontières de la Norwège ; de là il envoya un
mémoire à la cour de Danemarck , conçu en qNov.
termes menaçans , par lequel il demandoit
raison des arméniens extraordinaires que cette
cour faisoit en Norwège 5 en même-temps il
préparoit tout de son côté pour entreprendre
la guerre ; des troupes suédoises , munies
d'artillerie, s'approchoient de la Norwège : ses
émissaires en foule rôdoient dans ce royaume.
g4 MÉMOIRES DE lyÔS
pour exciter le peuple à la sédition ; il fit des
tentatives infructueuses pour brûler le chan-
tier de Coppenhague; enfin tout se préparoit
à une rupture entre ces deux royaumes , et
peut-être s'en seroit-elle ensuivie, si la cour de
Berlin, par les représentations les plus fortes,
n'avoit engagé ces deux puissances à s'éciair--
cir mutuellement sur leurs soupçons, et à se
réconcilier ; sur ces représentations le roi de
Suède s'en retourna dans sa capitale , et les
Danois se rassurèrent.
Si le changement du gouvernement en
Suède avoit déplu à l'impératrice de Russie,
ces mouvemens du Roi sur les frontières de
la Norwège la choquèrent encore davantage ;
elle craignoit qu'un jeune prince aussi re-
muant , aussi inquiet que le roi de Suède ,
n'entreprît avec la même légèreté de l'atta-
quer sur les frontières de l'Estonie et de la
Finlande. Ces deux provinces étoient alors
déorarnies de troupes : les armées russes étoient
dans la Bessarabie, dans la Crimée, et plus de
3o,ooo hommes inondoient la Pologne; 1 Im-
pératrice jugea qu.e dans ces circonstances,
en faisant des conquêtes en orient . et en
jusqu'à 1773. CHAP. I. 95
subjuguant les Sar mates , elle ne clevoit
pas négliger d'assurer ses anciennes posses-
ijions. Elle rappela dans cette intention qo,ooo
hommes des troupes qui étoient en Po-
logne 5 pour les employer à garnir et à
défendre la Livonie et les provinces qu'elle
croyoit exposées aux insultes des Suédois;
d'autre part elle se montra plus disposée à
un nouveau congres pour la paix avec les
Turcs.
Ce congrès s'ouvrit à Bucharest ; le reisaSOct.
ElîencU étoit le plénipotentiaire de la Porte
et le Sr Obréskow celui des Russes : les
deux ministres plénipotentiaires de la Prusse
et de l'Autriche ne s'y trouvèrent point ,
parce que les Russes avoient été mécontens
du Sr Thugut , qui avoit assisté au premier
congrès comme ministre de l'Impératrice-
reine. Les Russes commencèrent par renou-
veler leurs prétentions exorbitantes -, ensuite
ils se relâchèrent sur plusieurs articles* mais
la cession des places de la Crimée- Kersch et
Jenikala , dont la possession ouvroit aux
Russes le passage de la m^er Noire , fut un
obstacle invincible à la conclusion de la paix;
96 MÉMOIRES DE 1^63
le corps des Uiemas , ou gens de la loi ,
déclara au grand Seigneur qu'il ne consen-
tiroit jamais que par cette cession on mît la
Russie en état d'équipper une flotte qui me-
naceroit Constantinople même du plus immi-
nent danger ; la Russie déclara de son côté
que la possession de ces deux places étoit une
condition dont elle ne se départiroit jamais-
Sur cela chacune des deux cours envoya son
ultimatum à ses plénipotentiaires : les- Russes
ofirirent de se relâcher sur ce qu'ils avoient
demandé en argent, à condition que les Turcs
consentissent au reste , et les Turcs offrirent
Qi millions de roubles aux Russes, s'ils vou-
loient remettre les choses sur le pied où elles
étoient avant le commencement de cette
guerre. Après que les conditions eurent été
refusées de part et d'autre vers la fin du mois
Mars, de Mars, ce second congrès fat rompu comme
le premier.
Deux raisons contribuèrent à rendre ce con-
grès infructueux : la première, les conditions
onéreuses , humiliantes et dures auxquelles
Catherine vouloit soumettre Mustapha; l'au-
tre, les intrigues de la f^rance, qui non con-
tente
jusqu'à 1775. CHAP. I. 97
tente d'employer les corruptions pour gagner
les principaux visirs et seigneurs de Li Porte ,
lelevoit leur courage par l'espérance que le
roi de Suède porteroit la guerre en Finlande,
pour faire une diversion en leur faveur , et ils
ajoutoient que la France armoit actuellement
à Toulon une nombreuse escadre, qu'on en-
verroitaux échelles du Levant , pour s'établir
en croisière dans l'Archipel. La cour de Ver-
sailles ne se borna point n ces petites intrigues :
elle désapprouvoitla condu'te de l'Impératrice
reine , qui étant son alliée s'étoit unie avec la
Russie et la Prusse , et avoit pris le parti des
Jouissances que la France regardoit comme ses
ennemies. Pour se venger des Autrichiens, on
projetai Versailles une quadruple alliance en-
tre les cours de Versailles, de Madrid, deTurin
et de Londres. On commença par mettre en
jeu toutes sortes d'intrigues , afin d'indisposer
l'Angleterre contre la Prusse et contre la Rus-
sie. Les émissaires François répandoient nom-
bre de pamflets; dans les uns ils démontroient
aux Anglois le tort considérable que soufiroit
leur commerce, depuis que le roi de Prusse
étoit en possession du port de Danzic; dans
Tome V. G
g8 • M É M O I p. E s DE 1 763 ,
d'autres ils exagéroient les pertes que le com-
merce d'Angleterre feroit, si les Russes obte-
noiePxt la libre navigation sur la mer Noire. Ces
o
écrits tirent enfin (Quelque impression: la fougue
angloise fat promptement excitée, et sans sa-
voir pourquoi, la nation jeta les liants cris, en
disant que le port de Danzic alloit ruiner le
commerce de la Grande Bretagne. Il n'est pas
nécessaire de rapporter ici tous les désagrémens
auxquels ces clameurs donnèrent lieu; mais il
est indispensable de rapporter que les Anglois
s'adressèrentaux Russes , et qu'ils exigèrent de
rim^pératrice que son ministre conjointement
avec celui d'Angleterre donnassent la loi au roi
de Prusse dans ses propres états , qui lui ap-
partenoient à aussi bon droit que les provinces
que les deux autres puissances venoient d'en-
vahir, pour qu'il sacrifiât son intérêt à leurs ca-
prices. Les Russes n'entrèrent pas entièrement
dans ces idées extravagantes des Anglois : la
guerre avec les Turcs duroit encore : le roi
payoit des subsides; ils dévoient donc le mé-
nager. Il y eut quelques négociations vagues
avec la cour de Péterbourg touchant les doua-
nes et les péages de la Vistule et touchant le
jusqu'à 17/5. ciiAP. T. 99
port de Danzic; après quelques explications
de part et d'autre, après qu'on eut remontré
à cette cour que chacun étant maître chez soi ,
on ne devoit point être inquiété dans l'admi-»
nistration de ses finances, les Russes trouvè-
rent ces raisons valables , et les choses restèrent
sur le pied où eUes étoient.
Le projet des François et des Anglois étoit
plus artificieux que nousnel'avonsreprésenté;
leur vue étoit de brouiller la Prusse et la Russie
au sujet du port de Danzic; et quoique l'évé-
nement n'eût pas répondu à leur attente , les
Angiois ne laissèrent pas de témoigner a la
cour de Péterbourg à quel point ils étoient
jaloux et envieux du commerce de la mer
Noire que les Russes avoient intention d'exer-
cer; mais la rupture du congrès de Bucharest
les délivra pour lors de leurs appréhensions.
Les troubles intestins de la cour de Péter-
bourg, et les difFérens partis qui travailloient
à'perdre leurs antagonistes, infiuoient dans les
affaires, etoccasionnoient de nouvelles conte-
stations, tantôt pour le port de Danzlc, tantôt
sur les péages, enfin sur les limites des nou-
velles acquisitions : on poussa la mauvaise hu-
G 2
100 M É M O 1 II E s DE 1/63
meur j usqu'à chicaner le Roi sur une banlieue
Située au delà de la Netze, qu'il avoit insérée
dans sa démarcation : on lui fit d'autres diffi-
cultés sur le territoire de Thorn, qu'on préten-
doit qu'il avoit trop rétréci, quoiqu'on l'eût
réglé sur les cartes géographiques les plus exa-
ctes qu'on avoit pu se procurer. Les Russes
firent des querelles semblables aux Autrichiens
sur un terrain qu'ils s'étoient approprié au de-
là du San , et qui étoit assez considérable. Le
Roi promit d'avoir la complaisance pour l'im-
pératrice de Russie de s'accommoder à quel-
ques égards à ses désirs, à condition toutefois
que les Autrichiens fissent de même ; mais la
cour de Vienne affichant la hauteur , et étalant
toute sa dignité, déclara qu'elle ne céderoitpas
un pouce de ses possessions; cette déclaration
fière et déterminée des Autrichiens fit que les
Russesgardèrentle silence; et qu'alors les cho-
ses restèrent sur le pied où elles étoient. Tou-
tes ces petites tracasseries tiroient leur origine
de la haine que le comte OrloWjdevenu prince,
avoit contre le comte Panin : il l'accusoit d'a-
voir réglé trop avantageusementles partages des
alliés de la Russie, et le ministre qui voyoit
jusqu'à Î775. CHAP. I. 101
son crédit chanceler , n'avoit pas le courage
de soutenir avec fermeté les points dont on
étoit tombé d'accord dans la convention signée
par l'impératrice de Russie et le roi de Prusse.
Dans ces temps-là les noces du grand Duc se
célébrèrent à Péterbourg ; le comte Panin , l'^^'^'^^^-
qui avoit été son gouverneur , le quitta alors ;
et non seulement l'Impératrice le récompensa
généreusement, mais détrompée des calomnies
par lesquelles on avoit voulu le noircir dans
son esprit, elle lui rendit sa confiance.
Ce fut le Roi qui parvint à fixer sur la prin-
cesse de Darmstadt, propre soeur de la prin-
cesse de Prusse, le choix que l'Impératrice
fit d'une belle - fille; pour avoir du crédit en
Russie, il falloit y placer des personnes qui
tinssent à la Prusse. On devoit espérer que le
prince de Prusse , lorsqu'il parviendroit au
trône , en pourroit tirer de grands avantages.
Mrd'Assebourg, sujet du Roi et qui avoit passé
au service de l'Impératrice, fut chargé de par-
courir toutes les cours d'Allemagne où il y avoit
des princesses nubiles, et d'en faire son rap-
port. Il choisit la princesse de Darmstadt, qui
fut désignée pour épouser e grand Duc.
G 3
1Ô2 MÉMOIRES t) E I ySS
Tandis que la ville de Péterbourg célébrolt
par des fêtes ce mariage, la diète de Pologne
s'assembloit à Varsovie ; les trois cours v pu-
blièrent un manifeste avec une déduction de
leurs droits; on demanda au Roi et à la répu-
blique de signer i) le traité de cession pour
les trois cours . Q ) la pacification de Pologne ,
3) une somme fixe pour l'entretien du P..oi,
4) l'établissement du conseil permanent, 5)
un fonds assuré pour que la république pût en-
tretenir 3o,ooo hommes. En même-temps cha-
que puissance fit entrer en Pologne un corps
de 10,000 hommes. Toutes envoyèrent égale-
ment un général à Varsovie; les Autrichiens,
Kichecourt; lesRusses , Bibikow ; lesPrussiens ,
Lentulus. Ils avoient ordre d'agir de concert
et de sévir contre les seigneurs qui voudroient
cabaler,ou mettre des obstacles aux nouveau-
tés qu'on vouloit introduire dans leur patrie.
Au commencement les Polonois firent les re-
vèclies; ils répugnoient à tout ce qu'on leur
proposoit; les nonces despalatinatsn'arrivoient
point à Varsovie. Fatig-uée de ces longueurs
et de cette obstination, la cour de Vienne pro-
posa de fixer un jour pour l'assemblée de la
jusiou'a 1775. chap. I. io3
diète, avec menace que si les nonces nian-^
quoient de s'y trouver, les trois cours sans dif-
férer partageroiententr elles tout le royaume ;
mais on ajoutoit aussi, que par égard pour
eux, et s'ils donnoient des marques de leur do-
cilité, aussitôt après que l'acte de cession auroit
été signé , les trois puissances retireroient leurs
troupes du territoire de la république. A peine
cette déclaration fut-elle publiée que tout s'ar-
rangea comme de soi-mêm.e. La diète s'assem-
bla le ig Avril: le traité de cession fut approu-
vé etsigné premièrement avec les Autrichiens,
ensuite avec les Russes , et celui des Prussiens
le 18 Septembre. On convint que des com-
missaires seroient envoyés pour rép-ler les
frontières. La républic{ue renonça en faveur
de sa Majesté à la réversibilité du royaum^e de
Prusse et des fiefs de Lauenbourg, de Butow
et de Dralieim : on abolit plusieurs articles du
traité de Wélau:on garantit à la Pologne tou-
tes les provinces qui lui restoient. Le Roi pro-
mit de plus de conserver dans sa portion la
religion catholique sur le pied où il l'avoit
trouvée, et l'on renvoya à des actes séparés
les articles dont on conviendroitpour le com-
G4
I04 MÉMOIRES BE 1/63
nierce. Ce traité, ainsi que ceux des autres
cours , ne fut signé d'abord que par les deux
maréchaux de la confédération et par le pré-
sident delà délégation, ainsi que par les mini-
stres des trois cours. Ces ministres commencè-
rent ensuite à traiter avec les membres de la
délégation. On convint de la création d'un
conseil permanent, et l'on en renvoya la dis-
cussion, qui devoit être longue et détaillée,
aux assemblées suivantes.
Les Polonois, qu'il faut considérer comme
la nation la plus légère et la plus frivole de
l'Europe, se flattoient,sans le moindre fonde-
ment, d'anéantir dans peu l'ouvrage des trois
puissances voisines; voici comme raisonnoient
ces têtes sans dialectique. La campagne des
Russes n'apas été heureuse cette année-ci ; ils
seront donc accablés l'année prochaine; les
zélateurs de l'ancien gouvernement anarchique
ajoutoient, en exagérant les choses, que le
grand Seigneur à la tête de ses braves janis-
saires pénétreroit bientôt en Russie , brûle-
loit Moscau et Péterbourg , détrôneroit l'Im-
pératrice, et partageroit entre lui et les Po-
lonois les débris de ce vaste empire.
jusqu'à 1773. CHAP. I. io5
Pour juger combien leur mauvaise volonté
outroit les mauvais succès des Russes , il sera
nécessaire de rapporter ce qui se passa entre
les armées dans cette campagne, et même de
remonter un peu plus haut. Depuis la rupture
du congrès de Bucharest l'Impératrice de Rus-
sie , accoutumée aux exploits inconoevables
de ses troupes , crut qu'au moyen d'une nou-
velle victoire ellepourroit fléchir l'obstination
du Sultan, et le faire consentir aux conditions,
de paix dont elle ne vouloit pas se désister.
Elle manda donc au maréchal de passer le Da-
nube avec son armée, et d'attaquer l'ennemi
partout où il le trouveroit : le maréchal avoic
quelque répugnance à commettre sa réputation
dans une entreprise aussi hasardeuse; il en re-
présenta les difficultés, le Danube large d'un
mille dans ces contrées , l'impossibilité d'y faire
des ponts , le danger de débarquer à l'autre
bord sous le feu de l'ennemi ; il ajouta qu'on
ne trouveroit aucun établissement dans la Ro-
mélie et qu'on devoit craindre d'exposer l'ar-
mée dans des circonstances pareilles à celles
où Pierre I s'étoit trouvé au bord du Pruth. Ces
représentations furent vaines : les raisons de
105 MÉMOIRES DE 1763
guerre cédèrent à l'impatience de l'împ ératrice;
Mr de Romanzow fut contraint de passer le Da-
i3Juin.nubeavec son armée forte de35,ooohomn1es :
il repoussa et défit un corps d'observation que
les Turcs avoient avancé vers les bords du fleu-
ve: il marcha ensuite sur Sillstria , qu'il avoit
intention de prendre ; cette ville est située dans
une gorge; elle n"a point d'ouvrages qui la dé-
fendent 5 mais les montagnes qui l'environnent
de deux côtés étoient bien fortifiées; 3o.ooo
turcs y campoient, et l'armée du grand Vizir,
postée sur le mont Hémus, étoità portée delà
secourir. Le maréchal Romanzow approchant
de Silistria, résolut de prendre cette ville d'em-
blée: il partagea son armée en difîérens corps ,
les uns pour soutenir les batteries qui tiroient
sur le camp des ennemis , d autres pour atta-
quer la ville par l'endroit où la gorge des mon-
tacrnes s'ouvroitle plus, et le reste demeura
comme en réserve, soit pour soutenir les atta-
ques, soit pour protéger la retraite. Les Turcs
attaquèrent avec leurs spaliis cette réserve, et
les corps qui couvroient les batteries, en même
temps qu'ils prirent à dos les détachemensqui
étoient à la vérité entrés dans Silistria , mais qui
jusqu'à 1775. CHAP. I. 107
furent obligés ensuite de s'en retirer avec une
o
perte assez considérable. Le grand Vizir, infor-
mé de ce qui sepassoit, détachapromptement
un gros corps de troupes à dos de l'armée rus-
se, pour garnir un défilé par lequel il falloit
qu'elle repassât pour pouvoir regagner lesbords
du Danube. Si le grand Vizir avoit su profiter
de l'occasion, il auroit engagé sans perdre de
temps une affaire d'arrière-garde avec l'armée
de Mr de Ptomanzow qui se retiroit, et il y a
toute apparence qu'il auroit détruit cette ar-
méerussienne quiavoitpassé le Danube. Mais
les destinées n'avoient pas résolu que les cho-
ses tournassent ainsi ; le grand Visir demeura
tranquillement dans son camp , et le maréchal
Romanzow ayant été averti qu'un corps de
Turcs s'étoit posté sur ses derrières, envoya
le général W^eissmann à la tête d'un détache-
ment, pour déloger les troupes ennemies de
leur embuscade : ce brave général, après des
efforts de valeur incroyables, réussit, mais en
y perdantlavie. Cetimportantavantage donna
à l'armée russe la facilité de regagner leDanu-
O CD
be : il n'y avoitpas assez débarques pour trans-
porter ces troupes tout à la fois 3 il fallut y em-
loS MÉMOIRES DE lySS
ployer trois jours, sans qu'il vînt en pensée
aux Turcs d'attaquer les portions de l'armée
qui attendoient le retour de leurs bateaux, ou
d'apporter le moindre obstacle à leur passage.
L'impératrice de Russie fut très-mécontente
de cette expédition; il fallut tirer des troupes
del'Ingrie , de l'Estonie et de la Pologne, pour
renforcer l'armée de la Valachie; cependant
on ne se découragea point. On forma de nou-
veaux projets, et Ton résolut à Péterbourcr de
les exécuter sur la fin de Tautomiie de la même
année. Il faut savoir que chez les Turcs c'est
l'usage que les troupes asiaticjues retournent
chez elles au commencement de l'arriàre-sai-
son. Les Russes, qui en étoient instruits, vou-
lurent profiter de l'afïoiblissement de Tarmée
du grand Vizir après le départ d'une aussi gran-
de multitude de combattans ; par ordre de l'Im-
pératrice Mr de Romanzow envoya dilïérens
détachemens de ses troupes au delà du Danube
et le maréchal avec le gros de l'armée, consis-
tant en 20.000 hommes à peu près couvrit der-
rière les fleuves les provinces conquises delà
Valachie et delà Moldavie. Il détacha le rené-
o
rai Ungern , le prince Dolgorûuhi et le général
jusqu'à 1775. CHAP L 10g
Soitikow, chacun à la tête de 3ooo hommes.
Ungern etDolgorouki donnèrent sur une trou-
pe de Turcs qu'ils mirent en fuite: ils prirent
le serasquier qui les commandoit et quelques
canons ; leur ordre portoit de marcher de là
sur Warna, pour s'emparer de ce poste impor-
tant et du port, par lequel les troupes du Vizir
tiroient leurs magasins sur la mer Noire. Le
malheur voulut que ces deux généraux se
brouillèrent; Ungern s'avança seul vers Warna ;
il trouva la ville bien fortifiée , entourée d'un
fosséprofond rempli d'eau; une forte garnison
la défendoit, et le port étoit rempli de fréga-
tes turques, dont l'artillerie fouettant tout le
rivage, incommodoit beaucoup les troupes rus-
ses. Mr d'Ungern comprit qu'il lui étoit im-
possible de forcer cette place ; ayant aban-
donné ce dessein, il fut dans sa retraite vive-
ment harcelé par les Turcs; il y perdit son ca-
non, sans compter une partie assez considéra-
ble de son monde. Il regagna cependant le
Danube, tandis que deleur côté lesTurcs s'em-
parèrent du m^agasin que les Russes avoient
rassemblé pour cette expédition ; ce qui les
obligea tous à repasser le Danube, et ils rejoi-
110 MÉMOIRES DE lyGS
gnirent leur armée harassés , affamés , et con-
sidérablement fondus.
Il sembloit alors que la fortune , par un
effet de ses caprices, lasse d'avoir si constam-
ment favorisé les Russes , alloit passer dans le
parti contraire ; déjà deux expéditions consé-
cutives en Romélie avoient manqué ; et com-
me si cen'étoitpas assez, les Cosaques du Don
et ceux qui sont sur le Jayck dans le voisinage
d'Orenbourg se révoltèrent: ils se plaignoient
principalement de ce que la cour avoit violé
leurs privilèges en les enrégimentant comme
des troupes régulières • de ce qu'on avoit tiré
Qoooo hommesd'entre leurs compatriotes pour
les envoyer contre les Turcs , et de ce qu'on
épuisoitleur province, en luifliifant livrer plus
d'hommes et de chevaux qu'elle n'en pouvoit
fournir. Un vagabond se mit à leur tête: il leur
persuada qu'il menoit avec lui l'Empereur
Pierre III , qui vouloit détrôner sa femme l'Im-
pératrice, pour placer sur le trône son hls le
grand Duc. Quelques provinces voisines se
joignirent à ces rebelles: leur nombre, quiaug-
mentoit chaque jour, contraignit l'Impératri-
ce à retirer ce qu'elle put de troupes de TE-
jusqu'à 1775. CHAP. I. 111
stonie, de llngrie et de la Pologne, pour les
opposer aux mutins; le général Bibikow fut
mis à la tête de ce corps qu'on avoit ainsi as-
semblé à la hâte ; mais quelque diligent qu'il
fût 5 il ne put arriver au royaume de Casan
qu'au mois de Mars de l'année 1774.
Tous ces contretemps, qui étonnoient une
cour accoutumée à des prospérités continuel-
les , inspirèrent à l'Impératrice des sentiraens
plus pacifiques; elle craignit avec raison cnie
le grand nombre des recrues qu'on exigeoit
des provinces, et qui occasionnoit déjà des
murmures, ne fît passer les Russes de la mau-
vaise volonté à une révolte ouverte. Ajoutez
à ces considérations que les succès qui avoient
pour ainsi dire ébloui les yeux de l'Europe au
commencement de cette guerre , avoient beau-
coup perdu de leur éclat dans le cours de cette
dernière campagne. Comme la cour avoit une
envie sincère de rétablir la paix, le comte Pa-
nin requit le com.te de Solms de mander au
Sr de Zegelin, ministre du Roi à la Porte ,
qu'on le prioit de faire en son propre nom les
propositions suivantes au Cadilesker cpii gé-
rojtles emplois du grand V^izir pendant son
absence: 1 ) que la Porte se désistât delaposseè-
112 MÉMOIRES DE 1763
s'ion de Kersch et de Jenikala : q ) que la- Cri-
mée fût gouvernée par son Chan, sans que la
Russie ni les Turcs s'en mêlassent : 3 ) que la li-
bre navigation de la mer Noire se bornât aux
vaisseauxmarchands , dont aucun nepourroit
avoir plus de 4 à 5 canons , et qu'on interdît
aux vaisseaux russes armés en guerre l'entrée
de tous les ports qui sont sous la domination
du grand Seigneur : 4) qu'Oczakow au lieu de
Kinburn demeurât aux Russes, pour qu'ils eus-
sent au moins une place forte avec un port sur
la mer Noire ; et qu'en considération de cet ac-
cord les Russes rendissent aux Turcs Bender
et toutes les autres conquêtes qu'ils avoient
faites sur eux.
Pour ménager la délicatesse de l'impératrice
Catherine, qui répugnoit à faire la première
des propositions de paix à ses ennemis, le Roi
se chargea d'autant plus volontiers de les faire
passer à Constantinople , qu'il étoit intéressé
lui-même à mettre fni à cette guerre, qui pou-
voit produire par sa continuation des événe-
mcns désagréables et fâcheux. Cette nouvelle
tentative de pacification ne réussit pas mieux
que les précédentes. Ces deux puissances
t étoient
jusqu'à 1775. CHAP. I. Il3
étoient trop hautes et trop fières pour qu'on
pût les accommoder. Sur ces entrefaites mou- ^jy^.
rut à Constantinople Mustapha , qui avoit ré-
i^né durant le cours de cette ^uerre. Son frère
Achmet occupa le trône après lui. Ce prince
ne connoissoit que la prison du sérail, dans
laquelle il avoit été élevé; ignorant, d'un es-
prit aussi borné que foible , il remit les soins du
gouvernement entre les mainsdesasoeur etde
son grand Vizir, et l'on ne s'apperçut pas d'un
changement de régne. Cependant, malgré la
fierté qu'affectoient ces deux cours , sentant
également le besoin de rétablir la paix , et dé-
goûtées de tant de congrès inutilement assem-
blés, elles tentèrent lui nouveau moyen de
conciliation; elles renouèrent une nécrociatiort
directe entre le grand Visir et le maréchal Ro-
manzow. Mais elle fut accrochée de même et
par l'indépendance de la Crim^ée et par la
cession des places que la Russie demandoit:
cette affaire languit ainsi jusques au mois de
Juin, où la campagne s'ouvrit.
Pour éviter un engagement général, le
grand Visir avoit choisi son camp sur les mon-
tagnes de la Bulgarie, et il n'opposoit à Mr de
Tome V. H
114 MÉMOIRES DE I763
Romanzow que de gros détachemens. Celui-
ci désirant de rétablir sa réputation , qui avoit
souffert par les opérations malheureuses de sa
dernière campagne, après avoir passé le Danu-
be avec son armée, trouva le moyen de tour-
ner celle du grand Visir avec des corps déta-
chés qui battirent toutes les troupes qu'ils ren-
contrèrent ; alors Mr de Romanzow fortifia ces
corps, dont l'un futassez heureux pour défaire
et pour enlever un convoi considérable, de-
stiné pour la grande armée turque: bientôt le
Vizir se vit comme affamié dans son propre
cam.p. Le général Kamenski lui coupa la com-
munication avec Adrianople. Si ce turc avoit
eu delà hardiesse,ilseseroitrouvert cette com-
munication l'épée à la main, d'autant plus que
la plus grande partie de ses troupes manquant
de nourriture, l'abandonnèrent après avoir
pillé son propre camp. Cela fit tourner la tête
à ce malheureux grand Vizir , et il se crut obli-
gé designer toutes les propositions de paix que
le maréchal Romanzow voulut lui prescrire.
Cette paix produisit l'indépendance de la
Crimée; elle valut aux Russes la cession des
places d'Asof , de Kinburn, et de Jenikala ;
JUSgu'A 1775. CHAP. I. Il5
les Turcs leur accordèrent encore la libre na-
vigation dans l'Hellespont, dans la Proponti-
de 5 et dans l'Archipel, et une somme de 4 mil-
lions et demi de roubles en forme d'indemni-
sation pour les frais de la guerre. Ces prélimi-
naires si glorieux pour l'impératrice Catherine
furent signés le 10 Juillet 1774 dans le camp
du maréchal Romanzow. Legrand Vizir rame-
na sans différer le peu de troupes qui lui res-
toient à Adrianople , où il mourut de douleur.
La prospérité dont jouissoit l'empire de Russie
par les avantagesqu'ilacquéroit sur les Turcs,
étoit contrebalancée par l'inquiétude que la
révolte des Cosaques lui causoit. CePugatchef
qui étoit à la tête des rebelles eut l'adresse d'at-
tirer dans son parti les peuples qui habitent
les bords du Jayck jusqu'à ceux qui habitent
les environs de Moscau; la noblesse même
commençoit à se laisser séduire , et il ne man-
quoit à ce chef de parti, que l'assistance de la
fortune pour consommer la révolution qu'il
se proposoit de faire dans cet empire. Mais la
paix qui venoit d'être conclue avec les Turcs
fit avorter toute? ses entreprises; les troupes
que l'Impératrice retiroit de la Romélie, furent
Il6 MÉMOIRES DE 1763
employées contre le rebelle ; elles l'entourè-
rent de tous côtés, dissipèrent son parti , et lui
coupèrent la retraite ; enfin trahi par un de
ses adhérens, il fut livré aux Russes et con-
damné au supplice qu'il avoit mérité.
Pendant tout ce temps-là la diète de Polo-
gne et la délégation travailloient à ce qu'on
nommoit la réforme du gouvernement Tout
ce qui concernoitle conseil permanent fut ré-
glé : on assigna des fonds pour l'entretien du
Roi, que l'on fixa à la somme de 1,200,000
écus.On destina d'autres fonds pour l'entretien
de l'armée. L'article qui regardait les dissidens
étant regardé comme le plus délicat à cause de
la fermentation qu'il pouvoit causer dans les
esprits, fut réservé pour la fin de la diète. Une
nouvelle rumeur se répandit alors en Pologne :
la nation se plaignoit hautement sur ce qu'on
disoit que les Autrichiens et les Prussiens ne
mettoient point de bornes à l'extension de
leurs limites. Ces plaintes n'étoient pas tout-
à-fait dépourvues de fondement; car les Au-
trichiens en abusant d'une carte peu exacte
de la Pologne, comme elles l'étoient toutes,
ayant confondu le nom de deux rivières , la
jusqu'à 1775. CHAP. I. 117
Sbruze etla Podhorze, avoient sous ce pré-
texte étendu leurs limites bien au delà de ce
qui leur étoit assigné par le traité de partage.
Or on étoit convenu que les différens partages
se feroientavec une si parfaite égalité, que les
portions échues aux trois puissances ne seroient
pas plus considérables les unes que les autres.
Comme donc les Autricliiens avoient enfreint
cette condition, leRoi se crut autorisé à faire
de même : il étendit en conséquence ses limi-
tes et enferma la vieille et la nouvelle Netze
dans la partie de laPomerellie qu'il possédoit
déjà, La cour de Péterbourg intervint dans
cette affaire, et le Roi s'engagea de resserrer
les limites de son cordon, à condition que la
cour de Vienne en feroit autant. LesPolonois
informés de ces altercations entre les trois
cours, crurent que c'étoit le morjient, par le
moyen de leurs intrigues, de parvenir à semer
la division, l'aigreur et l'envie entre ces puis-
sances. Dans cette intention le comte Bra-
nicky , grand général de la Pologne, fut en-
voyé à Péterbourg , sous prétexte de plaider
la cause de la république, mais plus encore
pour aigrir l'esprit de l'Impératrice contre la
H 3
Il8 MÉMOIRES DE lyGS
Prusse et l'Autriche. Avant que d'être grand
général il avoit accompagné à Péterbourg
Poniatowsky, qui n'étoit pas roi encore. Quoi-
que cet envoyé ne remplît pas le grand but de
la république , qui étoit d'annuller tout ce c[ui
s'étoit fait, il parvint pourtant à irriter la va-
nité russienne , enreprésentantàTImpératrice
que son honneur étoit engagé à ne pas souffrir
que les Prussiens et les Autrichiens étalassent
leur despotisme en Pologne : on expédia d'a-
bord des lettres déhortatoires au Roi , ainsi
qu'à rimpératrice-reine, pour les engager à
ne point abuser des complaisances que l'Im-
pératrice avoit eues à l'égard de leurs intérêts.
Le Roi répondit avec politesse à cette exhor-
tation 5 en priant l'impératrice Catherine de se
rappeler l'article fondamental du traité de par-
tage, qui portoit sur l'égalité des portions, et
il ajouta que pourvu que les Autrichiens vou-
lussent prescrire de j us tes bornes à leurs acqui-
sitions , il se désisteroit volontiers de l'étendue
des limites qu'on trouvoit équivoque, n'ayant
point d'intérêt qu'il ne sacrifiât à l'avantage de
conserver l'amitié de l'Impératrice. La réponse
de rimpératrice-reine étoit toute différente
jusqu'à 1775. CHAP. I. 119
de celle-là: elle se ressentoit du style de celui
qui l'avoit dictée; sèche et fière, elle annon-
çolt la ferme résolution des Autrichiens de
conserver ce dont ils étoient en possession.
Tous ces détails dans lesquels nous sommes
entrés ne doivent pas nous occuper assez pour
que nous ne jetions pas les yeux sur le reste de
l'Europe : toutes les puissances tiennent à la
chaîne générale qui lie les intérêts politiques,
et l'on ne doit omettre aucun des événemens
qui peuvent influer plus ou moins sur ce qui
arrive dans le monde. Louis XV venoit de ter- Mai.
miner sa carrière au commencement de cette
année : il mourut de la petite vérole. Les évê-
ques qui l'assistèrent dans ses derniers momens
agirent avec une cagoterie révoltante; ils l'o-
bligèrent à demander publiquement pardon
au public de ses foiblesses. Ceprince étoit bon
mais sans fermeté: il n'avoitde défaut que ce-
lui d'être roi. La nation françoise, insatiable
de nouveautés, ennuyée de son long règne,dé-
chira impitoyablement sa mémoire. Enfm ce
successeur impatiemm.ent attendu prit la pla-
ce de son grand père. Louis XVI, parce qu'il
nefaisoitque de devenir roi, fut d'abord ap-
H4
o3
120 M É M O I E. E s B E ï 76
plaudi : son régne étoit l'âge d'or , personne ne
se o t me' content sous son gouvernement ; il
rameno t les temps de Saturne et de Rhéa.
C'étoit 1 . le lan^'age de l'enthousiasme: la vé-
•o i^
rite se bj'ne à dire que ce jeune prince choi-
sît pou: son mentor Mr de Maurepas, ancien
ministre disgracié sous leré^ne de Louis XV.
L'âge avancé de ce premier ministre ne per-
mettoit pas d'espérer que sous son administra-
tion la France pût regagner la considération
qu'elle avoit perdue ; sa politique devoit se
borner à maintenir les choses dans l'état où il
les trpiivoit; comment se seroit-il engagé dans
<Ie grandes entreprises ? Un octogénaire n'eu
pouvoitvoir lafni. Il devoit sans doute travail-
ler au rétablissement des hnances , mais par
quels moyens? en modérant les dépenses? il
s'attiroit la haine de tous les grands du royau-
me ; en trouvant de nouveaux fonds ? tous les
moyens étoient épuisés : il ne restoit d'expé-
dient sage que celui défaire une banqueroute
raisonnée, pour prévenir une banqueroute to-
tale 5 et il craignoit que si cela arrivoit de son
temps, ce ne fût une tache pour son adminis-
tration. La seule chose qui signala sa rentrée
jusqu'à 1773. CHAP. L 121
dans le ministère, fut qu'il rétablit l'ancien
parlement, et qu'il contribua à l'exil de Mr de
Meaupeou, de quoi il fut loué par les gens de
robe, et dé=?approuvé par les politiques, La
France craignoit alors que les brouilleries en»
tre l'Espagne et le Portugal au sujet du fort
St Sacrement en Amérique n'occasionnassent
une rupture entre ces deux puissances : l'An-
gleterre ne le craignoit pas moins, parce qu'el-
le-mêm.e avoit envoyé des troupes en Ainéri-
que à Boston et dans d'autres colonies, pour
appaiser le mécontentement que ces provin-
ces essuyoient de la part du gouvernement de
la mère-patrie. Si la guerre s'allumoit entre
le Portugal et l'Espagne , le roi d'Angleterre
étoit obligé de secourir celui de Portugal; ce
qui ne pou voit mancpier de le commettre avec
les Espagnols , qui pour se venger, auroient
assisté les colonies angloises, et auroient par
conséquentmisla nation en danger de perdre
les possessions importantes de l'Amérique.
Afin de se tirer de ce pas embarrassant , la cour
de Londres gagna l'Empereur de Maroc , et le
disposa tout de suite à déclarer la guerre à
l'Espagne; en fournissant une occupation aussi
122 MÉMOIRES DE I763
sérieuse à la cour de Madrid, les Anglois se
flattèrent de différerles hostilités , entre l'Espa-
gne et le Portugal, et de gagner également le
temps de soumetti'e leurs propres colonies.
Tant d'intérêts importans firent alors perdre
l'Europe de vue aux Anglois.
Ces conjonctures favorisoient les intérêts du
Roi ; pendant que les Anglois et les autres puis-
sances se trouvoient dans une situation embar-
rassante , et que songeant à leurs propres in-
térêts ils donnoient moins d'attention à ce qui
se passoitdansle reste de l'Europe, leRoiavoit
moins à craindre de la jalousie importune des
Anglois , qui se seroient à coup sûr mêlés de
ce qui regardoit le traité de partage. On es-.
saya donc, à l'aide de la cour de Russie, de
terminer les différens qu'on avoit avec les Dan-
zicois : les ministres de Prusse et de Russie né-
gocièrent avec les maires et les syndics de cette
ville, mais infructueusem.ent ,• ceux-ci étoient
si entêtés d'une espèce de despotisme en fait
de commerce qu'ils s'étoient arrogé sur les au-
tres villes situées le long de la Vistule, qu'ils
auroient cru flétrir leur dignité en cédant sur
la moindre bagatelle. Le ministre de Russie
o
jusqu'à 1775. CHAP. T. 123
s'apperçut que par les voies de la douceur Une
feroit pas avancer sa négociation : il leur dé-
clara donc que puisqu'ils n'avoient aucurl
égard aux remontrances de l'Impératrice , il
les abandonnoità leur sort; sur quoi il s'en re-
tournatout de suite à Péterbourg rendre com-
pte de sa mission. Le ministre de Prusse partit
également pour Berlin. Si la déclaration des
Russes avoit été plus vigoureuse, lesDanzicois
se seroient sans doute accommodés 5 mais Ca-
therine aimoit mieux laisser cette épine au pied
de son allié, que de l'arracher, parce que les
différens de la Prusse avec cette ville fournis-
soientun sujet de chicane tout préparé, dont
la Russie pouvoit se servir au moment où la
bonne intelligence entre ces deux puissances
s'altéreroit. L'harmonie entre les deux Impéra-
trices étoit bien plus dérangée encore qu'entre
la Prusse et la Russie. Les difficultés delà couf
de Russie au sujet des lisières des acquisitions
autrichiennes commençoient à choquer la
hauteur de l'Impératrice - reine , et dans le
temps que les esprits s'aigrissoient, on reçut
la copie d'un traité signé de la cour de Vienne
et de celle de Constantinople3 la date en étoit
124 ^^ É M O I Pc E S DE 1763
de l'année 1771. Quoique la pièce ait été im-
primée , nous croyons pourtant devoir en rap-
porter le sommaire. L'impératrice-reine s'en-
gage (voici les termes) d'obliger laRussie , soit
par la négociation , soit par les armes , à resti-
tuer toutes les conquêtes qu'elle a faites sur la
Porte , à raison de quoi le grand Seigneur lui •
paiera un subside de 10 millions de piastres,
pour l'indemniser des frais de la guerre; de
plus il lui cédera une partie delà Valachie et
quelques districts du territoire de la Moldavie.
Quoique ce traité n'eût pas été ratifié, le prince
Kaunitz fut assez habile pour faire payer d'a-
vance à sa cour une somme considérable; et
bien que depuis il signât le traité de partage
des trois couronnes, il n'en suivit pas moins
son plan : il ne voyoitque l'intérêt de sa cour ,
peu délicat sur les moyens qu'il employoit :
aussi s'apperçut-on c[ue le ministre impérial le
Sr de ïhugut, qui assista aux differens congrès
cpii se tinrent entre les puissances belligéran-
tes, traversoit autant qu'il le pouvoit les inté-
rêts de la Russie, mais non assez adroitement
pour que les cours de Péterbourg et de Ber-
lin ne s'en apperçuss,ent point et ne découvris-
JUSQU'A 1775. CHAP. I. 125
eentpas ses manoeuvres. Cette conduite de la
cour de Vienne lui fit perdre le peu de con-
fiance qu'on avoit encore en elle. L'impéra-
trice Catherine et le roi de Prusse y furent sen-
sibles • l'on s'appercevoità Péterbourgque les
Russes n'avoient gagné tant de batailles, n'a-
voient fait tant de conquêtes c[ue pour l'avan-
tage de la cour de Vienne, qui n'avoit obligé
les Russes à rendre aux Turcs la Moldavie et
la Valachie , que pour en saisir ensuite elle-
même une partie; on sentoit que ces usurpa-
tions 5 qui touchoientpresque à Choczim , ren-
droientlacourimpérifile, à la première guerre
que les Russes auroient avec les Turcs , arbi-
tre des événemens 5 parce que ses possessions
nouvelles lui donnoient le moyen de couper
parle Dniester les Russes de la Pologne, d*ôù
ils doivent tirer leurs mao-asins. Le Roi avoit
o
aussi des sujets de plainte contre la cour de
Vienne , parce cpi'elle étoit cause qu'il avoit
fait désister les Russes de leurs conciuêtes. Ces
menées découvroient l'avidité de s'agrandir
des Autrichiens, leur ambition dem.esurée, et
dévoient avertir les autres puissances d'être en
garde contre ce qu'ils pourroient vouloir en-
125 MÉMOIRES DE 1/63
treprendreâ l'avenir. L*on savoit que le jeune
Empereur désiroit la conquête du Frioul vé-
nitien, qu'il avoit formé des projets sur la
Bavière , qu'il méditoit de s'emparer de la Bos-
nie, sans compter la Silésie, l'Alsace et la Lor-
raine, dont il n'avoit pas oublié la perte. Ce
prince étant ainsi disposé, il falloit par prin-
cipe s'opposer à son agrandissem.ent. Les Rus-
ses auroient voulu que le Roi se chargeât de
tout, et que comme un vaillant cham.pion il
provoquât l'Autriche au combat. Mais les
Turcs, qui étoient lésés, gardoient un morne
silence; comment assistei;qui ne se plaint pas?
Les Russes étoient épuisés par la guerre dont
ils sortoient, sans avoir les moyens ni la vo-
lonté de sejoindreauRoi. LaFrancenes'étoit
point expliquée sur le sujetde ces événemens,
et l'Angleterre étoit engagée dans une guerre
civile avec ses colonies, entreprise par esprit
de despotisme , conduite avec maladresse; et
l'on pouvoit s'attendre qu'elle ne se termine-
roit pas dans les premières années. Ces consi-
dérations réunies firent que la cour de Berlin
demeura dans l'inaction, et le Roi écrivit à
Péterbourg qu'il ne lui convenoitpas de faire
le Don Quichotte des Turcs.
jusqu'à 1773. CHAP. I. 127
Dans le temps que l'animosité étoit la plus 1-75.
vive entre ces trois cours , la délégation devoit
envoyer des députés pour régler avec ceux des
trois puissances les limites de leurs possessions.
Ceux des Autrichiens et des Prussiens ne pu-
rent convenir de rien , pas même des lieux
qui dévoient fixer les limites des frontières.
Le prince Kaunitz demanda la médiation de la
Russie et de la Prusse ; mais les esprits dans
ces cours étoient trop aigris pour qu'elle pût
lui être accordée, et quoique l'impératrice
Thérèse et le Roi gardassent leurs extensions ,
ils n'en purent obtenir de la république la
cession légale.
Il résulte donc de tout ce que nous venons
d'exposer, que l'Europe n'étoit pas dans une
situation stable et ne jouissoientpas d'unepaix
assurée; partout le feu couvoit sousla cendre.
Au sud de l'Europe on pouvoit prévoir que
la guerre civile des Anglois avec leurs colonies
deviendroit générale , pour peu que la France
et l'Espagne y prissent part. Il en étoit de
même du traité de partage, qui pouvoit oc-
casionner de nouveaux troubles , sila sanction
de la république de Pologne ne le confirmoit.
A l'égard de la paix entre les Russes et les
128 MÉMOIRES DE lyÔS
Turcs, les conditions en avoient paru si révol-
tantes àConstantinople, que l'intérêt du bien
public sembloit devoir rompre ce que la né-
cessité avoit fait conclure. La révolution en.
Suède laissoit également des germes de mé-
contentement dans le nord. Mais surtout que
ne devoit-on pas attendre de l'ambition d'un
jeune Empereur, secondée par les artifices
d'un ministre habile et adroit? Toutes ces
considérations obligeoient les souverains pru-
dens à demeurer sur leurs gardes , à rester
bien armés, et à ne pas détourner les yeux
d'affaires qui pouvoient s'embrouiller au mo-
ment où l'on s'y attendoit le moins. Il semble
en parcourant l'histoire , que les vicissitudes
et les révolutions soient une des lois perma^
nentes de la nature: tout dans ce monde est
sujet au changement, et cependant des fous
s'attachent aux objets de leur ambition et les
idolâtrent, et ils ne se détrompent point des
illusions de cette lanterne magique, qui sans
cesse se reproduit à leurs yeux. Mais il est des
hochets pour tout âge; l'amour pour les ado-
lescens, lambition pour l'âge mûr, les calculs
de la politique pour les vieillards.
CHAPITRE
jusqu'à 1775. CHAP. IL 129
CHAPITRE IL
Des Finances.
Xjes princes doivent être comme la lance
d'Achille , qui faisoit le mal et qui le guérissoit;
s'ils causent des maux aux peuples , leur devoir
est de les réparer. Sept années de guerre con-
tre presque toutes les puissances de l'Europe
avoient à peu près épuisé les finances de l'étatj
la Prusse, les provinces du Rhin, et celles de
la Westphalie, de même que l'Ostfrise n'ayant
pu être défendues, étoient tombées au pou-
voir des ennemis. Leur perte causoit un défi-
cit de trois millions 400 mille écus dans les
caisses royales , tandis que la Poméranie ,
i'électorat, et les confins de la Silésie étoient
occupés pendant une partie de la campagne
par les Russes , les Autrichiens et les Suédois^
ce qui les mettoit hors d'état d'acquitter leurs
contributions. Cette situation embarrassante
obligea le Roi d'avoir recours pendant cette
guerre à l'économie la plus exacte , et à ce
que la valeur la plus déterminée peut suggérex'
Tome V. 1
l30 MÉMOIRES DE 1/63
pour parvenir à une fin heureuse. Les ressour-
ces dont on avoit un besoin urgent, se trou-
voient dans les contributions de la Saxe, dans
les subsides de l'Angleterre, et dans l'altération
desmonnoies, remède aussi violent que préju-
diciable, mais unique dans ces conjonctures
pour soutenir l'état. Ces moyens bien ména-
gés fournirent tous les ans aux caisses royales
les avances des frais de la campagne et de la
j.53^ paye de l'armée. Tel étoit l'état des finances 5
lorsque la paix de Hubertsbourg fut conclue;
les caisses étoient en fonds, les magasins for-
més pour la campagne étoient remplis , et les
chevaux pour l'armée, l'artillerie et le train
des vivres, tout étoit complet et en bon état.
Ces ressources destinées pour la continuation
de la guerre, devinrent encore plus utiles pour
le rétablissement des provinces.
Afin de se faire une idée de la subversion
générale du pays, et de se représenter la déso-
lation et le découragement des sujets, il faut
se figurer des contrées entièrement ravagées,
où l'on découvroit à peine les traces des ancien-
nes habitations , des villes ruinées de fond en
comble , d'autres à demi consumées par les
jusqu'à 1775. CHAP. IL l3l
flammes , treize mille maisons dont il ne
paroissoit plus de vestiges , les terres non en-
semencées 5 les habitans dépourvus de grains
♦pour leur nourriture , les cultivateurs man-
quant de 60 mille chevaux pour le labourage,
et dans les provinces une diminution de
5oo,ooo âmes en comparaison de l'année 1756;
ce qui est considérable sur une population de
4,500,000 âmes. La noblesse et le paysan
avoient été pillés , rançonnés , fourrages par
tant de différentes armées, qu'il ne leurrestoit
que la vie et de misérables haillons pour cou-
vrir leur nudité- point de crédit pour satis-
faire seulement aux besoins journaliers que la
nature exige • plus de police dans les villes ; à
l'esprit d'équité et d'ordre 'ivoit succédé un
vil intérêt et un désordre anarchique ; les
collèges de justice et de finances avoient été
réduits à l'inactivité par les fréquentes inva-
sions de tant d'ennemis j le silence des lois
produisit dans le public le goût du libertinage,
et de là naquit une avidité du gain désordon-
i^iée ; le noble , le marchand , le fermier , le
laboureur, le manufacturier, tous rehaussoient
à i'envi le prix de leurs denrées et marchan-
1 ^
l32 MÉMOIRES DE I763
dises , et ne sembloient travailler que pour
leur ruine mutuelle. Tel étoit le spectacle
funeste que tant de provinces naguères floris-
santes présentoient après la guerre; quelque
pathétique qu'en pût être la description, elle
n'approcheroit jamais de l'impression tou-
chante et douloureuse qu'en produisoit la vue
même. '
Dans une situation aussi déplorable ilfalloit
opposer le courage à l'adversité, ne point déses-
pérer de l'Etat, mais se proposer de l'amélio-
rer plus que de le rétablir ; c'étoit une création
nouvelle qu'il falloit entreprendre. On trouva
dans les caisses les fonds pour rebâtir les villes
et les villages : on tira des magasins d'abon-
dance les grains qu'il falloit pour la nourriture
du peuple et pour l'ensemencement des terres :
les chevaux destinés pour l'artillerie , le bagage
et les vivres furent employés au labourage.
LaSilésie fut déchargée de contributions pour
six mois, la Poméranie et la nouvelle Marche
pour deux ans. Une somme de 2 millions
33g,ooo écus soulagea les provinces , et acquitta
les contributions qu'elles avoient empruntées ,
pour satisfaire aux impositions que les ennemis
jusqu'à 1775. CHAP. IL l33
en avoient exigées. Quelque grande que fût
cette dépense, elle étoit nécessaire, ou plutôt
indispensable. La situation de ces provinces
après la paix de Hubertsbourg rappeloit celle
où se trouva le Brandebourg après la fameuse
guerre de trente ans. L'Etat alors manqua de
secours par l'impuissance où étoit le grand
Electeur d'assister ses peuples; et qu'en arriva-
t-il? qu'un siècle entier s'écoula avant que ses
successeurs parvinssent à rétablir les villes et
les campagnes dévastées. Un exemple aussi
frappant détermina le Roi à ne pas perdre un
moment dans des conjonctures aussi fâcheuses,
et à réparer par des secours prompts et suffi-
sans les calamités publiques. Des largesses mul-
tipliées rendirent le courage aux pauvres habi-
tans, qui commençoient à désespérer de leur
sort ; avec les moyens qu'on leur fournit l'es-
pérance se réveilla; les citoyens reprirent une
nouvelle vie ; le travail encouragé produisit
l'activité; l'amour de la patrie se réchauffa;
et dés-lors toutes les terres furent de nouveau
cultivées, les manufactures se ranimèrent, et
la police rétablie corrigea successivement les
vices qui s'étoient enracinés durant l'anarchie^
I 3
l34 MÉMOIRES DE lyôS
Pendant cette guerre les conseillers les plus
âaés et tous les ministres du 2:rand directoire
O CD
étoient morts successivement ; et dans ce temps
de troubles il avoit été impossible de les
remplacer. L'embarras étoit de trouver des
sujets capables de gérer ces différens emplois :
on chercha dans les provinces , où les bons
sujets étoient aussi rares que dans la capitale;
enfm Mr de Blumenthal, Mr de Massow, Mr
de Hagen et le général de Wédel furent choi-
sis pour remplir ces postes importans; quelque
temps après Mr de Horst eut le cinquième
département.
Les premiers temps de l'administration fu-
rent durs et fâcheux ; toutes les recettes avoient
des non-valeurs , et néanmoins il falloit acquit-
ter exactement es charges de l'Etat. Quoiqu'a-
près la réduction l'armée eût été fixée pendant
la paix à i5o,ooo hommes, on étoit embarrassé
à fournir l'argent nécessaire pour les payer.
Pendant la guerre on avoit payé en billets tout
ce qui n'étoit pas militaire • c'étoit encore une
dette qu'il falloit acquitter , et qui outre les
autres paiemens nécessaires incommodoit
beaucoup. Cependant, le Roi parvint, dès la
jusqu'à 1773. CHAP. ir. l35
première année après la paix , à contenter tous ^
les créanciers de l'Etat, et à ne pas devoir un sou
de ce que lui avoit coûté la guerre. On auroit
dit que les dévastations causées par la guerre
n'étoient pas suffisantes pour ruiner et abymer
l'Etat* elle fut à peine terminée que de fré-
quens incendies firent presque autant de mal
que ceux que les ennemis avoient causés. La^^^7f>,^
ville de Koenigsberg fut deux fois réduite en ^769-
cendres; en Silésie un même sort détruisit les
villes de Freystaedtel, Ober-Glogau, Parcli-
witz, Haynau, Naumbourg-am-Oueis etGold-
berg; dans l'électorat, Nauenj dans la nouvelle
Marche, Calies et une partie de Landsberg; en
Poméranie, Belgard etTempelbourg. Ces mal-
heurs exigeoient sans cesse de nouvelles dépen-
ses pour les réparer. Afin de suffire à tant de
besoins extraordinaires, il fallut imaginer de
nouvelles ressources; car outre ce qu'exigeoit
le rétablissement des provinces, les fortifica-
tions nouvelles et la refonte des canons empor-
toient des sommes considérables ; ce dont nous
parlerons en son temps. On usa d'industrie.
Les revenus des péages et des accises n'étoient
pas exactement administrés, à cause que les
14
l36 MÉMOIRES DE 1763
commis manquoientde surveillansj afin d'éta-
blir sur un pied solide cette partie importante
des revenus de la couronne , et ceux qui a voient
été à la tête de cette branche d'administration
étant morts pendant la guerre , le Roi se trouva
obligé d'avoir recours à des étrangers, et prit
àson service quelques François routines de lon-
gue main à cette partie. On n'établit point des
baux à forfait, mais une régie, comme le parti
le plus convenable, moyennant lequel on pou-
voit empêcher les commis de fouler lespeuples,
ainsi qu'on ne voit que trop de pareils abus en
France. Les impôts sur les grains furent rabais-
sés , et le prix de la bière tant soit peu rehaussé ,
pour qu'il y eût une compensation. Par ce nou--
vel arrangement les produits augmentèrent ,
surtout ceux des péages , qui faisoient entrer
dans le rovaume de l'argent étranger ; mais le
plus grand bien qui en résulta, fut celui de
diminuer la contrebande, si préjudiciable aux
pays où il y a des manufactures. Lorsqu'un
pays a peu de productions à exporter , et qu'il
est dans la nécessité d'avoir recours àl'industrie
de ses voisins, la balance du commerce lui
doit être défavorable : il paye plus d'argent à
jusqu'à 1775. CHAP. IL iSy
l'étranger qu'il n'en reçoit j et si cela continue,
après un certain nombre d'années il doit se
trouver dépourvu d'espèces: ôtez tous lesjours
de l'argent d'une bourse , et n'en remettez
point, elle sera bientôt vide. Voilà de quoi la
Suède peut servir d'exemple. Pour obvier à
cet inconvénient, il n'y a d'autre moyen que
celui d'augmenter les manufactures; on gagne
tout sur ses propres productions, et on gagne
au moins la main-d'oeuvre sur les étrangères.
Ces assertions aussi vraies que palpables servi-
rent de principes au gouvernement ; ce fut
d'après elles qu'il dirigea toutes ses opérations
de commerce. Aussi dès l'année 1773 il y eut
Q64 fabriques nouvelles dans les provinces.
Entre autres on établit une fabrique de porce-
laine à Berlin, qui, faisant subsister 5oo person-
nes, surpassa bientôt celle de Saxe. On établit
une fabrication de tabac , dont une compagnie
se chargea : elle avoit des établissemens dans
toutes les provinces qui fournissoient à la con-
sommation de ces provinces, et gagnoitpar ce
qu'elle vendoit à l'étranger l'achat des feuilles
de la Virginie. Les revenus de la couronne en
furent augmentés, et les actionnaires retirèrent
l38 MÉMOIP^ES DE 1763
10 pour 100 de leurs capitaux. La guerre avoit
rendu le change désavantageux au commerce
des Prussiens, quoique d'abord après la paix
la mauvaise monnoie eût été refondue, être-
mise sur l'ancien pied : il n'y avoit que l'éta-
blissement d'une banque qui pût obvier à cet
inconvénient. Des personnes remplies de pré-
jugés, pour n'avoir pas assez approfondi cette
matière , soutenoient qu'une banque ne pou-
voit se soutenir que dans un état républicain,
mais que jamais personne n'auroit de confiance
en une banque établie dans une monarchie;
Cela étoit faux ; car il y a une banque à Cop-
penhague, il y en a une à Rome, et une autre
à Vienne. On laissa donc au public la liberté
de raisonner à sa guise, et l'on procéda à l'exé-
cution. Des différens genres de ces comptoirs,
après les avoir bien comparés, pour juger de
celui qui s'aclapteroit le mieux à la nature du
pays , on trouva que la banque de giro, en y
ajoutant un lombard, seroit la plus convenable.
Pour l'établir la c"bur déboursa 800,000 écus,
comme devant servir de fonds à ses opérations.
Au commencement la banque fit quelques
pertes, et soufirit , soit par l'ignorance, soit
jusqu'à 1775. CHAP. IL 139
par la friponnerie de ceux qui en avoient Tad-
ministration. Mais depuis que Mr de Hagen la
dirigea, l'exactitude et l'ordre s'y établirent.
On ne créa de billets qu'autant qu'il y avoit
de fonds pour les réaliser. Outre l'avantage
que cet établissement procuroit pour la facilité
du commerce, il en résulta encore un autre
bien pour le public. Dans les temps précédens,
c'étoit l'usage que l'argent des pupilles fût
déposé à la justice, et ces pupilles, qui ne
tiroient pendant la durée des procès aucun
revenu de leurs capitaux, dévoient encore en
payerunpour cent par année; depuis, ces som-
mes furent déposées à la banque , qui en donna
trois pour cent aux pupilles , de sorte qu'ef-
fectivement , en comptant ce qu'ils payoient
autrefois à la justice, ils en gagnoient quatre.
Ensuite la banqueroute de Neuville et d'autres
marchands étrangers occasionna la faillite de
quelques marchands prussiens: le crédit auroit
souffert , si par l'intervention de la banque il
n'avoit été soutenu et relevé. Bientôt le chan2;e
se mit au pair; les marchands furent alors con-
vaincus par les effets , que cet établissement
étoit utile et nécessaire à leur commerce. Déjà
140 MEMOIRES DE 1763
la banque avoit des comptoirs dans toutes les
grandes villes du royaume; mais elle avoit de
plus des maisons dans toutes les places com-
merçantes de l'Europe; cela facilitoit la circu-
lation des espèces, les paiemens des provinces,
en même-temps que le lombard empêchoit les
usuriers de ruiner les manufacturiers pauvres,
qui ne pouvoient pas assez promptement
débiter leur ouvrage. Outre le bien qui en
revenoit au public, la cour se préparoit par le
crédit de la banque des ressources pour les
grands besoins de l'Etat.
Les princes sont comme les particuliers dans
le cas d'amasser d'un côté s'ils ont d'un autre
des dépenses à faire. Les bons agriculteurs
conduisent des ruisseaux, et s'en servent pour
arroser les terroirs arides, qui faute d'humidité
ne seroient d'aucun rapport ; par le même
principe le gouvernement augmentoit ses
revenus , pour les employer aux dépenses
nécessaires au bien public. Il ne se borna point
à rétablir ce que la guerre avoit détruit ; il
voulut perfectionner tout ce qui étoit suscep-
tible de perfection. Il se proposa donc de tirer
parti de toute sorte de terrain , en défrichant
jusqu'à 1775. CHAP. IL 141
les marais 5 en améliorant les terres par l'aug-
mentation des bestiaux, et même en rendant
le sable utile par les bois qu'on y pouvoit plan-
ter. Quoique nous entrions dans de petits
détails , nous nous flattons néanmoins qu'ils
pourront intéresser la postérité. La première
entreprise de cette espèce regarde la Netze et
la Warthe, dont on défricha les bords, après
avoir saigné les eaux croupissantes par difïérens
canaux qui menoient diversement ces eaux
vers l'Oder j il en coûta 750,000 écus, et 35oo
familles furent établies dans ces contrées. La
noblesse et les villes dans le voisinage de ces
rivières augmentèrent considérablement leurs
revenus. L'ouvrage fut achevé en 1 7 yS , et dès-
lors la population y montoit à 15,000 âmes. On
saigna ensuite les marais qui vont à Friedberg,
où l'on établit 400 familles étrangères. En
Poméranie on saigna les lacs de la Madue et
de Leba, au moyen de quoi la noblesse gagna
trente mille arpens en prairies. De pareils
établissemens eurent également lieu aux envi-
rons deStargard, de Cammin , deTreptow,
de Rugenwalde , et de Colberg. Dans la Marche
on saigna les marais de la Havel, ceux du Rhin
142 MÉMpiRES DE 1763
vers Fehrbellin, ceux du Finow entre Ratenow
et Ziesar , sans compter l'argent employé à
l'amélioration des terres de la noblesse , qui
montoit à des sommes considérables. En même-
temps on élevoit en Frise dans le Dollart des
digues par le moyen desquelles on regagnoit
pied à pied le terrain que la mer avoit sub-
mergé en 17Q4. On établit dans le pays de
Magdebourg ciooo familles nouvelles j leurs
bras y étoient d'autant plus nécessaires, qu'au-
paravant les paysans de laThuringey venoient
aider à faire la récolte ; depuis on se passa
d'eux. La couronne possédoit trop de métai-
ries; plus de i5o furent changées en villages ;
et ce qu'elle y perdit de revenus, se trouva
richement compensé par l'augmentation de la
population. Une métairie ne contient guère
plus de 6 personnes , et dès qu'elles furent
converties en villages, elles eurent 3o habitans
chacune pour le moins. Quelque soin que se fût
donné le feu Roi pour repeupler laPrusse, qui
en l'année 1 7 og avoit été désolée par la peste , il
n'étoit point parvenu à la remettre dans l'état
florissant où elle étoit avant c^ue ce fléau l'eût
abymée j mais le Roi ne voulut pas que cette
jusqu'à 1775. CHAP. II. 143
province le cédât à d'autres, et depuis la mort
de son père il y avoit placé 13,000 familles
nouvelles; et si dans la suite on ne la néglige
point, sa population pourra s'accroître de plus
de 100,000 âmes. La Silésie ne méritoit pas
moins d'attention et de soin pour son rétablis-
sement que les autres provinces : on ne se con-
terita pas de remettre les choses sur l'ancien
pied, on voulut les perfectionner; on rendit
les prêtres utiles, en obligeant tous les riches
abbés d'établir d^s manufactures; ici c'étoient
des ouvriers qui faisoient du linge de table ;
là des moulins à huile ; en d'autres lieux des
tanneurs, ou des ouvriers en cuivre ou en fer
d'archal, selon que cela convenoit aux lieux,
ainsi qu'aux productions du pays. De plus
on augmenta le nombre des cultivateurs de la
basse Silésie de 4000 farfiilles. On sera surpris
sans doute qu'o.n ait pu multiplier à ce point
ceux qui vivoient de l'agriculture , dans un
pays où aucim champ ne demeure inculte.
La raison en est que bien des seigneurs, pour
augmenter leurs domaines, s'étoient impeixep-
tiblement approprié les terres de leurs sujets;
si l'on avoit toléré cet abus , avec le temps
plusieurs censés seroient demeurées vacantes ,
144 MÉMOIRES BE lyGS
et la terre manquant de bras pour la travailler ,
auroit diminué de rapport: à la fin chaque vil-
lage auroit eu son seigneur, sans avoir de cen-
siers : or les possessions font des citoyens atta-
chés à leur patrie , ceux qui n'ont aucune
propriété ne pouvant s'attacher à un pays où
ils n'ont rien à perdre. Toutes ces choses ayant
été représentées aux seigneurs , leur propre
avantage les fit consentir à remettre leurs pay-
sans sur l'ancien pied. En revanche le Roi se-
courut la noblesse par des sommes considéra-
bles, pour rétablir son crédit entièrement tom-
bé ; bien des familles endettées avant ou par la
guerre étoientsur le point de faire faillite; la
justice leur accorda des lettres de répit pour
deux ans, afin qu'ayant le temps de remettre
leurs terres en valeur , ils se trouvassent en
situation de payer au moins les intérêts. Ces
lettres de répit achevèrent de perdre le crédit
de la noblesse. Le Roi, qui se faisoit un plaisir
et un devoir d'assister le premier et le plus
brillant ordre de l'Etat, paya 300,000 écus de
dettes de la noblesse; mais la somme dont les
terres étoient chargées montoit à 23 millions
d'écus, et il fallut recourir à des remèdes plus
efficaces*
JUSÔu'a 1775. C H A p. II. 145
efficaces. On assembla la noblesse, qui sous la
forme d'états s'engagea solidairement poui*
les dettes contractées. On créa pour -20 millions
des billets, qui mis en circulation, avec 200
mille écus que le Roi y ajouta pour réaliser
les paiemens les plus pressés, rétablirent dans
peu le crédit, et 400 des familles les plus dis-
tinguées durent leur conservation à ces mesu-
tes salutaires. En Poméranie et darts la nou-
velle Marche la noblesse étoit aussi ruinée
qu'en Silésie. Le gouvernement paya poui*
elle 5oo,ooo écus de dettes, en aj outant autres
5oo,ooo écus pour remettre leurs terres en va-
leur. Les villes cj^ui avoient le plus souffert de
.la guerre furent également soulagées : Lands-
but reçut qoo,ooo écus , Strigau 40,000, Halle
4^,000, Crossen 24,000, Reppen 6000, Hal-
berstadt 40,000 , Minden QO5OOO , Bielefeld
1 5,000, et celles du comté de Hohenstein
33,000 écus. Toutes ces dépenses étoient né-
cessaires j il falloit se hâter de répandre de
l'argent dans les provinces, pour les rétablir
d'autant plus vite. Si dans ces conjonctures
on avoit usé d'une économie rigide, il se se-
roit peut-être écoulé cent années avant que
Tome V. K
146 MÉMOIRES DE 1763
le pa.ys fût redevenu florissant ; mais par la
célérité dont on usa , plus de cent mille per-
sonnes revinrent dans leur patrie. Aussi, dès
l'année 1773, la population , comparée à ce
qu'elle étoit en 1736, avoit augmenté de
plus de Qoo,ooo âmes. On ne s'en tint pas
làj considérant que le nombre des habitans
fait la richesse des souverains, on trouva moyen
d'établir dans la haute Silésie QiS nouveaux
villages, dont les habitans montoient à qq, 000;
et l'on forma le plan d'augmenter le nombre
des cultivateurs en Poméranie de 5o,ooo et de
iQ,ooo dans la Marche électorale j ce qui fut
exécuté vers l'année 1780. Pour connoître le
résultat de ces opérations, il n'y a qu'à com-
parer la population de l'année 1740 avec
celle de 17795 en voici l'exposé :
Prusse
. . . . 1740 , .
. . 370^000
habitans
en 1779 . .
. j 780,000
Electorat
. . . . 174Q . .
. . 480,000
. . 710,000
♦ • • • */"*■■' ■ ■
en 1779 . .
Magdebourg
et
Halberstadt 1 740 . .
en 1779 . .
. . 220,000
. . 2^0,000
Silésie
•
. . . . 1740 . .
en 1779 . .
» . 1,100,000
. . 1,520,000
Augmentation.
. . 1,120,000
jusqu'à 1775. CHAP. IL 147
On croiroit que d'aussi énormes largesses
dévoient épuiser les fonds et les revenus delà
couronne; cependantilfaut ajouter encore les
dépenses qu'occasionnèrent les forteresses, tant
celles qu'on perfectionnoit que les nouvelles
que Ton construisit, et l'argent qu'il fciiloitpour
rérablir l'artillerie; le total de cette somme
montoit à 5.goo,ooo écus. Toutefois le gou-
vernement fit face à tout. Le Roi ne faisoit point
de ces dépenses d'ostentation si communes
dans les grandes cours : il vivoit com.mie un
particulier, pour ne pas manquer à ses prin-
cipaux devoirs. Au moyen d'une économie
rigide, le grand et le petit trésor furent rem-
plis; le premier , pour fournir aux dépenses
de la guerre; le second, pour acheter les che-
vaux et tout ce qu'il faut pour mettre l'armiée
en mouvement. De plus , goo,ooo écus furent
déposés à Magdebourg et 4,200,000 écus à
Breslau pour l'achat des fourrages. Cet argent
étoit en caisse lorsque la guerre s'alluma entre
l'impératrice Catherine et Mustapha. Selon
les traités il fallut tous les ans fournir 3oo,ooo
écus de subsides aux Russes, tant que durè-
rent les troubles de la Pologne et ceux de
K Q
148 MÉMOIRES DE I763
1769. la Turquie. Le bien de l'état et la foi des
traités exigeoient cette dépense, qui d'ailleurs
venoit mal à propos, surtout à cause des gran-
des entreprises de finance dont on étoit occupé,
et qui absorboient seules des sommes considé-
rables. Il convenoit donc à la politique d'in-
demniser l'état de ces sommes qu'on envoyoit
en Russie, et qui sans les circonstances où l'on
setrouvoit, auroient pu s'employer d'une ma-
nière plus utile pour les provinces delà domi-
'^11^' nation prussienne. Il survint l'année suivante
une stérilité générale dans tout le nord de
o
l'Europe, causée par des gelées tardives qui
firent périr toutes les productions delà terre;
nouvelle misère à craindre pour le peuple ,
nouvelle nécessité de lui donner des secours.
On donna aux pauvres du blé gratis^ mais
comme la consommation des denrées dimi-
nuoit , il y eut dans les produits des accises
une non-valeur de 500,000 écus. Le Roi avioit
formé de grands magasins d'abondance tant
en Silésie que dans ses pays héréditaires;
76,000 winspels pour nourrir l'armée pendant
douze mois , gooo winspels destinés unique-
1771. ment aux besoins de la capitale. D'aussi sages
jusqu'à 1775. CHAP. IL 14g
arrangemens préservèrent le peuple de la
disette dont il étoit menacé: l'armée fut nour-
rie des ma£[asins: outre les arains donnés au
peuple, on en fournit pour les semailles. La 1772
récolte manqua encore l'année d'après; mais si
le boisseau de seiole se vendoit dans, les états du
o
Roi deuxécus et quelques gros, chez les voisins
la misère étoit encore plus grande. En Saxe et
en Bohème le boisseau se vendoit 5 écus. La
Saxe perdit plus de 100,000 habitans que la
famine emporta , ou qui s'expatrièrent. La
Bohème perdit 180,000 âmes au moins; plus
de QOjOoo paysans de Bohème et autant de
Saxe cherchèrent un asyle contre la misère
dans les états du Roi; ils furent reçus à bras
ouverts, et furent employés à peupler les
nouveaux établissemens qu'on avoit formés.
Les malheurs que ressentoient les sujets des
autres puissances, venoient de ce que dans au-
cun pays excepté ceux de la Prusse il n'y avoit
desmagasins d'établis. Cependantces calamités,
auxquelles on avoit pourvu et que l'on pou-
voit détourner par les précautions que la pru-
dence avoit suggérées, n'empêchèrent pas le
gouvernement de continuer avec la même
o
K 3
t5o mémoikes de 1763
activité les améliorations dxi pays , dont il
avoit arrêté le projet. L'expérience démontroit
c|ue la mortalité des bestiaux etoit plus fré-
quente dans le Braiïdebourg que dans la Silé-
sie ; on en trouva deux raisons, savoir que dans
les Marches et les autres provinces on ne se
servoit pas comme en Silésie de ce sel pétrifié
qu'on tire des salines de Wiliczkaj et que les
Iiabitans des Marches et de la Poméranie ne
3iourrissoient pas leurs bestiaux dans les éta-
bles, mais les menoient paître dans des temps
où quelquefois la nielle avoit envenimé les
herbes. Depuis cju'on eut introduit cette nou-
velle façon de nourrir les bestiaux, la morta-
lité devint visiblement moins fréquente, et les
possesseurs des terres eurent moins de malheurs
à réparer qu'autrefois. Par l'attention qu'on
mettoit à savoir tous les produits étrangers qui
entroient dans le pays, on trouva, en dépouil-
lant les registres de la douane, qu'il entroit
pour q8o,ooo écus de beurre étranger; ahn de
fournir soi-mêm.e une denrée aussi nécessaire,
on calcula tout ce que les nouvelles améliora-
tions pourroient produire; une vache en con-
vertissant son lait en bc urre rapporte commu-
JUOOu'a 1775. CHAP. IL l5l
nément 3 écus, et par les défrichemens nou-
veaux auxquels on travailloit, on calcula que
l'entretien alloit à 48,000 vaches, ce qui répond
a un produit de 240,000 écus. Mais il faut dé-
compter la consommation des propriétaires,
et en ajoutant ce cju'il falloit, le nombre des
vacJies devoit monter à 62,000. Il restoit encore
cette difficulté à lever; toutefois il étoit possible
d'y parvenir, parce qu'il restoit après tout ce
c|ui s'étoit entrepris des terrains moins étendus
à défricher, et quipouvoient suppléer au reste.
Le gouvernement, qui se proposoit de per-
fectionner tout ce qu'il y avoit de défectueux
dans les anciens usages , examinant avec atten-
tionles différentes parties del'économieriu'ale,
trouva qu'en général tout ce cju'on appelle
communes portoit préjudice au [)ien public;
ce ne fut qu'après la séparation des communes
que l'agriculture des Anglois cmmença à pros-
pérer. Tout gouvernement monarchique qui
imite les usages introduits dans les républiques,
ne mérite pas d'être accusé de despotisme. On
imita donc un aussi louable exemple; on en-
voya des commissaires de justice et d'écono-
mie pour séparer et les pâturages et les arpcns
K 4
l52 MÉMOIRES DE lyGS
qui étoient ou mêlés ou en commun. Dans les
commencemens cela rencontra degrandes dif-
ficultés, parce que la coutume, reine de ce
monde, règne impérieusement sur des esprits
bornés ] mais quelques exemples de pareils par^
tages exécutés à la satisfaction des propriétaires
firent impression sur le public , et bientôt cela
fut introduit généralement dans toutes les pro^
vinces. Dans une partie du Brandebourg et de
la Poméranie se trouvent des terrains élevés,
éloignés des rivières et des ruisseaux, qui par
conséquent manquent des pâturages et des en-
grais nécessaires pour la culture des champs :
ce défaut tenoit plus au local qu'au manque
d'industrie des propriétaires, et quoiqu'il ne
soit pas donné aux hommes de changer la natu-
re des choses, on voulut hasarder quelques es-
sais, pour apprendre par l'expérience ce qui se-
loit faisable , ou ce cjui ne pourroit pas réussir ;
pour cet effet on eut recours à un fermier an«
glois , par le moyen duquel on fit un essai dans
un des bailliages de la couronne. Sa méthode
étoit de planter dans des champs sablonneux
des navets cju'on nomme îurnips en anglois^ il
les laissoit pourrir . après cjuoi il semoit ces
jusqu'à 1775. CHAP. IL l53
champs de trèfle et d'autres herbages, qui les
transi ormoient en prés artificiels , par le moyen
de quoi l'on augmentoit la quantité du bétail
d'un tiers sur chaque terre. Cette épreuve
ayant si bien réussi , on eut soin de générali-
ser dans les provinces une économie aussi
avantageuse.
Nous avons déjà dit que la guerre et les fré-
quentes invasions des ennemis avoient intro-
duit une pernicieuse anarchie dans les provin-
ces héréditaires; elle s'étendoit non seulement
sur l'économie rurale et sur les finances, mais
encore sur les bois, que les grands maîtres des
forêts avoient ruinés selon leur fantaisie, faute
d'être surveillés. Une guerre opiniâtre, dont
les succès nepouvoiçnt pas tous être heureux ,
fit juger à ces forêtierset à quelques sous-con-
seillers des finances qui participèrent aux dé-
prédations , que l'état étoit perdu sans ressour-
ce , qu'il alloit devenir dans peu la proie des
ennemis, et que ce qu'ils pouvoient faire de
mieux dans une situation aussi désespérée étoit
de vendre à leur profit tout le bois qu'ils pour-
roient abattre, parce que personne ne leur
dernanderoit compte de leurs malversations.
l34 MÉMOIRES DE 1/63
En conséquence de cette fausse idée ils avoient
si bien dévasté les forêts, qu'on n'y voyoit
qu'à peine quelques arbres isolés au lieu des
bois toulîusquis'y trouvoient auparavant. L'on
fut obligé de publier de nouvelles ordonnan-
ces, tant pour planter des bois que pour fixer
une coupe proportionnelle selon les dilïéren-
tes espèces des arbres, afin d'y mettre liue
régie que personne ne pût enfreindre, et sur-
tout pour en avoir suffisamment, soit pour
bâtir, soit pour chaufter, article qui ne doit
point être négligé dans les pays du nord.
Avant la g-uerre on avoit retiré des Pvlarches et
de la Poméranie un revenu annuel en bois qui
souvent passoit i5o,ooo écus- il fallut recourir
aux expédiens pour réparer ce produit. Dans
cette intention on établit un droit de transit
sur les bois des pays étrangers qu'on faisoit
flotter sur l'Elbe et sur l'Oder , et par ce
moyen on pouvoit acheter à bon marché le
bois de la Saxe, de la Bohème et de la Polo-
ane, et le revendre avec avantage aux nations
qui avoient des flottes marchandes ou des
vaisseaux de guerre à construire; on se mit
ainsi en état de ménager les forêts, auxquelles
jusqu'à 1775. CHAP. IL l55
il falloit donner le temps de recroître et l'on
remplaça la perte des revenus d'une manière
durable.
Le gouvernement ne doit pas se borner à
un seul objetj l'intérêt ne doit pasêtre l'unique
mobile de ses actions; le bien public qui a
tant de branches diverses, lui offre une foule
de matières dont il peut s'occuper, et l'édu-
cation de la jeunesse doit être considérée com-
n:ie une des principales : elle influe sur tout ;
elle ne crée rien à la vérité, mais elle peut
corriger des défauts. Cettepartiesi intéressante
avoit peut-être été trop négligée auparavant,
en particulier dans le plat pays et dans les pro-
vinces. Voici en cj^uoi consistoient les vices
qu'il y avoit à réformer. Dans les villages des
gentilshommes des tailleurs faisoient le métier
de maîtres d'école , et dans les terres de la cou-
ronne les baillis les choisissoient sans discerne-
ment. Pour retrancher un abus aussi perni-
cieux, le Roi ht venir de la Saxe de bons maî-
tres d'école; il aug-menta leurs ga^es, et l'on
tint la main à ce que les paysans leur envoyas-
sent leurs enfans pour les faire instruire. En
même-temps l'on publia une ordonnance qui
l56 MÉMOIRES DE 1763
enjoignoit aux ecclésiastiques de ne point
admettre les jeunes gens à la communion, à
moins que dans les écoles ils n'eussent été in-
struits dans leur religion ; on ne jouit pas d'a-
bord de semblables arrangemens et le temps
seul peut en faire recueillir les fruits.
On donna les mêmes soins à la reforme de
tous les collèges fondés pour l'instruction de la
jeunesse; les pédagogues ne s'appliquoient qu'à
remplir la mémoire de leurs élèves, et ne tra-
vailloient point àformer et à perfectionner leur
jugement. Cet usage, qui étoit une continua-
tion de l'ancienne pédanterie tuclesque , fut
corrigé, et sans négliger ce qui est du départe-
ment de la mémoire, les instituteurs furent
chargés de familiariser dès la jeunesse leurs élè-
ves avec la dialectique, afin qu'ils apprissent
à raisonner, en tirant des conséquences justes
des principes cpi'ils avoient établis et prouvés.
Pendant que tout étoit en action dans l'état,
que chacun y travailloit pour perfectionner ce
qui étoit de son ressort, le traité de partage
entre les trois couronnes fut sicrné. La Prusse
o
acquit, comme nous l'avons rapporté, la Po-
mereliie . les iialatinats de Culrn et de Marien-
JUSOu'a 1775. CI1A"P. IL 137
bourg, l'évêché de Varmie, la ville d'Elhing,
iiae partie de la Ciijavie , et une partie de la
Posnanie. Cette nouvelle province avoit en-
viron 50O5OOO habitans. Les ]:)onnes terres sont
du c"-''' de Marienbourg, le long de la Vis-
tule, aux deux bords de la Netze, en y ajou-
tant l'évêché de Varmie. Mais dans la Pome-
rellie et le palatinat de Culni en revanche il
y a bien des contrées couvertes d'iui sable
aride. L'avantage de cette acquisition consis-
toit principalement en ce que joignant la Po-
méranie à la Prusse royale, elle rendoit le gou-
vernement maître de la Vistule, par consé-
quent du commerce de la Pologne 5 et en ce
qwe vu la quantité de blé que ce royaume
exporte, les états prussiens n'avoient plus à
craindre désormais ni la disette ni la famine.
Cette acquisition étoit donc utile, et pou-
voit devenir importante au moyen de sages ar-
rangemens ; mais lorsque cette province tomba
sous la domination prussienne, tout s'y ressen-
toit de l'anarchie, delà confusion et du désor-
dre qui doivent régner chez un peuple barbare,
croupissant dans l'ignorance et dans la stupi-
dité. On commença parle cadastre des terres.
l58 MÉMOIRES DE 1763
pour proportionner les charges : la contribu-
tion fut réglée sur le même pied que dans la
Prusse royale : les ecclésiastiques payèrent à
l'instat des évêques et des abbés de la Silésie:
les starosties devinrent les biens de la couron-
ne; elles avoient été des fiefs donnés à vie
' comme ceux des Timariots chez les Turcs; le
Roi dédommagea les propriétaires par une
somme de 5oo,ooo écus, qui leur fut payée une
fois pour toutes. On introduisit des postes dans
ce pays agreste et barbare , surtout des collèges
de justice, dont le nom avoit à peine été
connu dans ces contrées. On réforma quantité
de lois aussi bizarres qu'extravagantes; on en
appeloit en dernier ressort de la sentence de
ces collèges au tribunal supérieur de Berlin.
1773- Le Roi fit creuser un canal qui coûta 700,000
écus , pour joindre de Nakel à Bromberg la
Netze avec la Vistule, au moyen duquel ce
grand fleuve avoit une communication directe
avec l'Oder , la Havel et l'Elbe. Ce canal avoit
un double usage; il faisoit écouler les eaux
croupissantes d'une grande étendue<le terrain,
où l'on pouvoit établir des colons étrano-ers.
Tous les bâtimens économiques tomboient en
ruine; il en coûta plus de joo^ooo écus pour
jusqu'à 1773. CHAP. IL i5g
les rétablir. Les villes étoientdans Fetat le plus
pitoyable. Culm avoit de bonnes murailles,
de grandes éo;lises, mais au lieu de rues on ne
voyoit que les caves des maisons qui avoient
existé autrefois ; de 40 maisons qui formoient
la grande place, q8 sans portes, sans toit ni
fenêtres , manquoient de propriétaires. Brom-
bers étoit dans le même état. Leur ruine
datoit de l'année 170g, où la peste avoit ra-
vagé cette province; mais les Polonois n'ima-
ginoient pas qu'il fallût réparer les malheurs.
On aura peine à croire qu'un tailleur étoit
un homme rare dans ces malheureuses con-
trées; il fallut établir des tailleurs clans toutes
les villes, de même cjue des apothicaires, des
charrons, des menuisiers et des maçons. Ces
villes furent rebâties et peuplées. Culm eut
une maison où 5o jeunes personnes de la no-
blesse sont élevées par des maîtres consacrés à
leur instruction: i5o maîtres d'école tant pro-
testans que catholiques furent placés dans dif-
férens endroits et payés par le gouvernement.
On ne savoit ce que c'étoit que l'éducation
dans ce malheureux pays; aussi étoit-il sans
moeurs comme sans connoissances. Enfin l'on
renvoya en Pologne plus de 4000 juifs , qui
l6o MÉMOIRES DE lyGS
mendioient, ou voloient les paysans. Comme
le commerce faisoit la branche principale des
produits de la Prusse occidentale , on re-
chercha soigneusement tout ce qui pouvoit
l'étendre; la ville d'Elbing y gagna le plus
en attirant à elle le commerce qui précédem-
ment s'étoit fait par Danzic ; on forma pour
le débit du sel une compagnie, qui au moyen
d'une rétribution annuelle de 70,000 écus
qu'elle payoit au roi de Pologne, eut le mo-
nopole de cette denrée dans tout le royaume,
ce qui en obligeant les Autrichiens à lui
vendre leur sel de Wiliczka 5 rendit cette com-
pagnie florissante. Lés revenus de la Prusse
occidentale furent portés en tout à deux
millions d'écus, qui joints à ce que la banque,
l'accise, et le tabac rapportoient, produisi-
rent à l'état une augmentation de revenus de
plus de cinq millions.
C'est ainsi qu'un système de finance tou-
jours perfectionné, et suivi de père en filsj
peut changer un gouvernement, et le rendre^
de pauvre qu'il étoit, assez riche pour ajouter
son grain dans la balance des pouvoirs qu'ont
les premiers monarques de l'Europe.
CHAPITRE
drtJsou'A 1775. CHAP. ilî. l6i
CHAPITRE II L
Du Militaire,
Oept campagnes qui avoient produit dix-
sept batailles rangées et presque autant de
combats non moins sanglans , trois sièges en-
trepris par Farmée et cinq à soutenir, sans
cïompter des entreprises sur les quartiers d'hi-
ver des ennemis, ou autres expéditions mili-
taires à peu près semblables , avoient tellement
ruiné l'armée, qu'une grande partie des meil-
leurs officiers et des vieux soldats avoientpéri
en combattant. Pour en juger, on n'a qu'à se
rappeler que le gain de la bataille de Prague
coûta seul aojooo hommes; qu'on ajoute à ce
calcul que nous avions 40.000 prisonniers des
Autrichiens, qu'ils en avoient presque autant
des nôtres, au nombre desquels il falloit com-
pter au delà de 3oo officiers : que les hôpitaux
étoient tous remplis de blessés , et que dans les
régimens d'infanterie onnetrouvoit guères àtl
Tome V, • L
l62 MÉMOIRES DE lj63
delà de cent hommes qui eussent servi au
commencement de cette guerre.
Plus de i5oo officiers péris dans différen-
tes actions avoient extrêmement diminué la
noblesse, et ce qui en restoit dans le pays
étoient ou des vieillards ou des enfans , qui ne
pouvoient servir. Le manque de gentilshom-
mes et le nombre de places d'officiers vacan-
tes dans les régimens , firent qu'on eut recours
à la roture pour les remplir, Il y avoit des ba-
taillons auxquels il ne restoit que huit officiers
pour le service; les autres éCoient ou morts,
ou prisonniers , ou blessés. Il est facile de con-
clure de ces circonstances fâcheuses que les
anciens corps mêmes étoient sans ordre, sans
discipline, sans exactitude , et par conséquent
manquoient d'énergie.
Voilà quel étoit l'état de l'armée, lorsqua-
près la paix de Hubertsbourg elle rentra dans
ses anciens quartiers. Les régimens se trou-
voient alors plus composés de naturels du
pays que d'étrangers: les compagnies étoient
fortes de i5q hommes ; on en renvoya 40 qui
devinrent utiles en remettant les terres en cul-
ture. Les bataillons francs servirent à com-
jusqu'à 1773. CKAP. IlL i6j
pléterles régimens de garnison, qn'i con2;édié-
rent également ce qu'ils avoieni de soldats na-
tionaux de trop. La cavalerie réforma i5o ^i
hommes par régiment; les housards chacun.
400 : ainsi les provinces gagnér^^nt par cette
réforme 3o,78o cultivateurs qui leur man-
quoient. On ne s'en tint point là; autrefois le
nombre des nationaux avoit été arbitraire ; on
le fixa à 7Q0 hommes pour chaque régiment,
et ce qui manquoit pour compléter la com-
pagnie fut levé chez l'étranger. Les soldats des
cantons eurent la permission He se mai ier sans
Je consentem.ent de leur capitaine; i^eu se
vouèrent au célibat, et le grand nombre aima
mieux contribuer à l'accroissement de la po-
pulation. Les effets de ces bons arrançremens
répondirent à l'attente cln gouvernem'eht ^ et
déjà en 1 773 le nonabre des enrôlés surpassoit _
considérablement celui de l'année 1756.
Précédemment les capitaines recrutoient
eux-m.êmes'leurs compagnies de l'argent qu'ils
retiroient de la paye des semestres. Cette mé-
thode avoit donné lieu à trop d'abus; les of-
ficiers pour épargner l'argent enrôloient par
force ; tout le monde crioLt, aucun prince ne
L 2
164 MÉMOIKES DE lyGS
vouloit permettre de telles violences sur son
territoire. On changea donc cette économie
de façon que le général Wartenberg tira seul
la paye des semestres, dont les capitaines re-
cevoient outre leur paye 3o écus par mois;
on se servoif du surplus pour les enrôlemens
qui produisoient par an 7 ou 8 mille soldats
levés dans les pays étrangers , lesquels avec
les femmes et les enfans qu'ils menoient avec
eux, formoient une colonie militaire d'envi-
ron 10,000 personnes Quoiqu'un fils unique
de paysan ne devînt pas soldat , d'année en
année l'armée gagiaoit pour la taille , et en
1773 il n'y avoit plus de compagnie dans les
régimens d'infanterie dont les soldats eussent
au-dessous de 5 pieds 3 pouces.
Les régimens tant d'infanterie que de cava-
lerie furent partagés en différentes inspe-
ctions , afin d'y faire renaître l'ordre , l'exac-
titude, la sévérité de la discipline; pour qu'il
y €Ût une égalité parfaite dans l'armée, et que
tant les officiers que les soldats eussent les mê-
mes directions dans un régiment comme dans
l'autre. Les régimens du Rhin et du Wéser
eurent pour inspecteur le général Durings-
jusqu'à 1773. CHAP.III. l65
hofen ; ceux du duché de Magdebourg le géné-
ral Saldern ; ceux de Félectorat furent parta-
gés entre Mr de Ramin, Mr deSteinkeller , et
le colonel Buttlar; ceux de la Poméranie échu-
rent au général Moellendorf; ceux de la Prusse
au général Stutterheim 5 et ceux de Silésie
au général d'infanterie Tauenzien; le lieute-
nant général de Bulow eut l'inspection de la
cavalerie de la Prusse ; le général Seidlitz de
celle de Silésie ; le général Loellhoefïél de
celle de Poméranie et delà nouvelle Marche ,
et cell^ de l'électorat et du pays de Magde-
bourg fut mise sous la direction du général
Krusemarck.
Rien ne coûta plus de peines que de réta-
blir l'ordre et la discipline dans cette infante-
rie si fort déchue de ce qu'elle avoit été autre-
fois. Il fallut de la sévérité pour rendre le sol-
dat obéissant , de l'exercice pour le rendre
adroit, et une longue habitude pour lui ap-
prendre à charger son fusil 4 fois en une mi-
nute, à marcher en ligne sans flottement, et
enfin à savoir se prêter à toutes les manoeu-
vres que des occasions différentes dans la guer-
re pouvoient exiger de lui. Mais lorsqu'on eut
L 3
l66 MÉMOIRES DE IJ'oS
fait avec les soldats, il fut plus diiîicile encore
de former les jeunes officiers , t^t de leur donner
r.i,ntel,i:igence nécessaire dans leur métier. Paur
leiu faire acquérir la routine de ces manoeu-
vres-., on les exerça dans le voisinage de leurs
garnisons aux différens déploiemens, aux at-
taq.ues de plaine, aux attaques des postes for-
tifies, ainsi qu'à celles des villages, auxmanoeu-
vres d'une avant-garde , à celles d'une retraite ,
aux Cjuarrés . pour savoir conimentils dévoient
attaquer, et commentils dévoient se défendre.
Cela se pratiquoit pendant tout l'été, et cha-
que jour ils répétoient une partie de leur le-
çon. Pour rendre ces pratiques générales , les
troupes s'assembloient deux fois , l'une au
prinLemps et l'autre en automne; il ne se fai-
soit alors que de grandes manoeuvres de guer-
re, des défenses ou des attaques de postes, des
fourrages, des marches dans tous les genres, et
des simulacres de bataille où les troupes en
agissant dési^noient les dispositions qui en
avoient été faites. Ainsi, suivant l'expression
de Végèce, la paix devint pour les armées prus-
siennes une école et la guerre une pratique.
On ne doit pas croire cependant que d'abord
après la paixles premières m.aiioeuvres fussent
jusqu'à 1775. CHAP. m. 167
des plus brillantes : il faut du temps pour que la
tactique mise en pratique devienne une chose
habituelle, que les troupes exécutent sans diffi-
culté. La précision qu'on désiroit d'établir , ne
commença àdevenir sensible que depuis l'an-
née i7 7o.Dés4ors l'armée prenant une autre fa-
ce, on auroit pu, sans craindre de se tromper, la
mener à la guerre av^c beaucoup de confiance.
Pour parvenir à ce degré de perfection si in-
téressant pour le bien de l'état, on avoit déga-
gé le corps des officiers de tout ce qui tenoit à
la roture; ces sortes de sujets furentplacés dans
des régimens de garnison, où ils valoient au
moins ceux auxquels ils succédoient, qui étant
trop infirmes pour servir furent pensionnés :
et comme le pays même ne fournissoit pas le
nombre de gentilshommes que demaudoit
l'armée ,on engagea des étrangers, delà Saxe,
du Mecklenbourg, ou de l'Empire, parmi les-
quels il se rencontroit quelques bons sujets.
Il est plus nécessaire que l'on ne croit de por-
ter cette attention au choix des officiers , parce
que d'ordinaire la noblesse a de l'honneur. Il
ne faut pas disconvenir cependant que quel-
quefois on rencontre du mérite et du talent
L 4
l58 M É M O I II E â DE 1/63
chez des personnes sans naissance ; mais cela
est rare 5 et dans ce cas on fait bien de les
conserver. Mais en général il ne reste de res-
source à la noblesse que de se distinguer par
l'épée ; si elle perd son honneur, elle ne trouve
pas même un refuge dans la maison paternelle^
^u lieu qu'un roturier, après avoir commis
des bassesses , reprend sans rougir le métier dç
son père, et ne s'en croit pas plus déshonoré.
Un officier a besoin de diverses connoissan-
çes; mais une des principales est celle de la for-
tification. Y a-t-il des sièges ? il trouve occasion
de se distinguer; est-il dans une ville assiégée?
il peut rendre de bons services ; faut-il forti-
fier un camp? on profite de son intelligence:
y a-t-il quelque village à fortifier dans les pq-
stes avancés de la chaîne des quartiers d'hiver ?
on l'emploie 5 et pour peu qu'il ait de génie ,11
trouve cent occasions de se faire connoître.
Afin que les officiers ne manquassent point
d'instruction dans une partie du génie aussi
utile 5 le Roi avoit adjoint à chaque inspe-
ction un officier du génie, pour donner aux
jeunes officiers les connoissances quileur maiv
quoient à cet égard, Après qu'ils avoient ap-^
jusqu'à 1775. CHAP. IIL 169
pris les çlémens de cet art , on leur faisoit
tracer des ouvrages adaptés aux difïérens ter^-
rains; ilsprenoientdes camps , ils disposoient
l'cL marche des colonnes, et sur leurs plans ils
n'osoientpasmême omettre les postes avancés
de la cavalerie. Cette étude étendit la sphère
de leurs idées , et leur apprit à penser en
grand; ils se firent des règles de castrornétrie,
et acquirent dés leur jeunesse les lumières que
doivent avoir les généraux.
L'attention qu'on apportoità perfectionner
l'infanterie de campagne , n'empêcha pas d'a-
voir l'oeil sur les régîmens destinés à servir en
garnison. Ceux qui défendent les places peu-
vent rendre d'aussi grands services que ceux
qui gagnent des batailles. On purifia ces régi-
mens de tout ce qui étoit suspect, tant parmi
les officiers que parmi les soldats j on les dis-
ciplina comme les régimens de campagne, et
toutes les fois que le Roi faisoit la revue des
troupes dans les provinces, ces régimens de
garnison y figuroient également. Ces corps
étoient moins grands que les autres pc^r la
taille, il ne s'y trouvoit cependant aucun sol-
dat qui eût moins de 5 pieds 3 pouces , et
lyO MÉMOIRES DE ljf)3
quoiqu'ils ne chargeassent pas aussi vîte que
l'infanterie de campagne , aucun général dès
l'année 17/3 n'auroit été fâché de les avoir
dans sa briî^ade.
Quant àla cavalerie, il s'en falloitbeaucoup
qu'elle eût fait des pertes proportionnées à
celles de l'infanterie; comme elle avoitété vic-
torieuse dans toutes les occasions, les vieux
soldats et les vieux officiers s'étoient à peu de
chose près conservés. Il arrive toujours que
plus la guerre dure et plus l'infanterie souffre;
et par un effet contraire plus la guerre dure et
plus la cavalerie se perfectionne. On eut un
soin particulier de fournir à ce corps respecta-
ble les meilleurs chevaux qu'on put trouver.
Il y avoit pourtant quelques reproches à faire
à queîques-unb de nos généraux de cavalerie ,
qui ayant eu des détachemens à conduire ,
avoient mal-adroitement fait manoeuvrer l'in-
fanterie ; le même reproche pouvoit se faire
aussi à quelques officiers d infanterie qui em-
ployèrent leur cavalerie avec peu de discer-
nement. Afin d'empêcher que ces fautes gros-
sières n'eussent lieu à l'avenir, le Roi com-
posa un ouvrage de tactique et de castromé-
jusqu'à 1775. CHAP. ÏII. 171
trie, qui contenoit des règles générales, tant
pour la guerre délensive que pour la guer-
re offensive; des ordonnances différentes pour
les attaques et les défeases s'y trouvoient dé-
signées avec toutes les dispositions adaptées
à des terrains connus de toute l'armée. Ce li-
vre méthodique et plein de préceptes évidens
confirmés par toutes les expériences des guer-
res passées , fut déposé entre les mains des
inspecteurs. Ils le donnoient à lire aux créné-
raux comme aux commandeurs des bataillons,
ou des régimens de cavalerie; mais d'ailleurs on
eut la plus grande attention à empêcher que
le public en eût aucune connoissance. Cet ou-
vrage produisit plus d'effet qu'on ne l'espéroit:
il ouvrit l'esprit des officiers sur des manoeu-
vres dont ils n'avoient pas compris le sens •
leur intelligence fit des progrés visibles; et
comme les succès de la guerre roulent prin-
cipalement sur l'exécution de la cHsposition,
et que plus on a de généraux habiles, plus on
peut s'assurer de réussir, on avoitlieu de croire
qu'après tant de peines pour instruire les of-
ficiers, les ordres seroient exactement suivis,
et que les généraux ne feroient pas des fautes
172 MÉMOIRES DE 1763
assez considérables pour causer la perte d'une
bataille.
Selon les usages qui s'étoient établis pendant
ladernière guerre, l'artillerie étoit devenue une
partie principale désarmées : on avoit si pro-
digieusement augmenté le nombre des canons ,
que cela dégénéra en abus. Mais pour ne point
perdre son avantage, il en falloit avoir tout au-
tant que l'ennemi ; pour cet effet on commença
par rétablir l'artillerie de campagne, et l'on eut
S 68 canons à refondre. On procéda ensuite aux
canons des forteresses , qui en partie étoient
évasés. On inventa des espèces de tombereaux,
afin que chaque bataillon d'infanterie eût tou-
jours avec soi des charges de réserve, qui étoient
enfermées pour chaque peloton dans des sacs
séparé3,cequienfacilitoit la distribution. On
doubla les moulins à poudre, qui en fabriquè-
rent si^ mille quintaux par année; en même
temps les forges travailloient àfondre des bom-
bes, des boulets et des grenades royales.
Les forteresses furent pourvues de bois de
charpente et de soliveaux pour l'usage des bat-
teries 5 et comme on vouloit avoir toute une
artillerie de réserve pour l'armée ; on fondit en
jusqu'à 1775. CHAP. III. 173
SUS 868 canons de campagne. Tous ces diffé-
rens ouvrages, en y ajoutant 60,000 quintaux
de poudre , furent fournis aux arsenaux vers la
fin de 1777. lien coûta pour l'artillerie, pour
la réparation de ses chariots et de son train ,
1,960,000 écus; c'étoit beaucoup , mais la dé-
pense étoit nécessaire.
En commençant la guerre de 17 56 la Prusse
n'avoit que deux bataillons d'artillerie. Ce
nombre étant trop inférieur à celui de l'enne-
mi , on le porta à six bataillons, chacun de goo
hommes , outre les compagnies détachées, et
distribuées dans les différentes forteresses. Ce
corps après la paix resta sur pied tel qu'il étoit,
et l'on'construisitde grandes casernes àBerlin ,
pour qu'étant toujours assemblé, il fût mieux
et plus également dressé à l'usage auquel il étoit
destiné. On fit instruire les officiers dans la for-
tiftcation, afin qu'ils se perfectionnassent en
l'art des sièges. Les canonniers et les bombar-
diers s'exerçoienttous les ans. Il falloit que dans
une nuit ils eussent construit une batterie; ils
apprenoient à démonter le canon de l'ennemi
à tirer â ricochet, et à bien jeter les bombes,
malgré les différentes directions des vents qui.
les chassant de côté ou d'autre les détournent
174 MÉMOIRES DE I763
de leur direction; d'autre partonfaisoit avan-
cer en ligne les canons de campagne , comme
s'ils eussent été distribués entre les bataillons;
ils étoient obligés de profiter de la moindre
butte de terre, pour ne négliger aucun de leurs
avantages, et de viser toutes les fois avant de ti-
rerleurcoup. Comme onraffinoit sur tout, on
avoit inventé une espèce nouvelle d'obusiers,
dont la grenade portoità 4000 pas; les bom-
bardiers furent dressés à savoir s'en servir à
diverses distances , et l'on s'apperçut que pour
donner aux canons de campagne le dernier
degré d'agilité dontils sont susceptibles 5 il fau-
droit encore augmenter l'artillerie d'un cer-
tain nombre de manoeuvres , afin qu'à force
de bras les canons demeurassent invariable-
ment auprès des bataillons en avançant.
L'armée avoit fait bien des campagnes, mais
souvent le quartier général avoit manqué de
bons maréchaux de logis ; le Roi voulut former
ce corps, et choisit douze officiers qui avoient
déjàquelque teinture de génie, pour les dresser
lui-même ; dans cette vue on leur fit lever des
terrains , marquer des corps , fortifier des villa-
ges, retrancher des hauteurs, élever ce qu'on
appelle des palanques , marquer les colonnes
jusqu'à 1775. CHAP. lîl. 175
des marches, et surtout on les styla à sonder
eux-mêmes tous les marais et tous les ruisseaux,
pour ne pas se méprendre par néglicence, et
donner à une armée pour appui une rivière
guéable , ou bien un marais par lequel l'infan-
terie pût marcher sans se mouiller la cheville
du pied; ces fautes sont de très-grande consé-
quence, puisque les François n'auroientpas été
battus à Malplaquet , ni les Autrichiens à Leu-
then, s'ils n'en avoient commis de semblables.
L'éducation des jeunes gens de qualité qui
se voue aux armes est une chose qui mérite Ijs
plus grands soins: on peut les former dès leur
jeunesse aumétier auquel ils se destinent, et les
avancer par de bonnes études de manière que
leur capacité soit comme un fruit qui n'en vaut
que mieux pour être précoce. Durant la der-
îiière guerre l'éducation des cadets avoit dégé-
néré au point, qu'à peine les jeunes gens qui
sortoient de ce corps savoient lire et écrire;
afin de couper le m.al par la racine , le Roi luit
à la tête de cette institution le général Budden-
brock , l'homme du pays sans contredit le plus
capable de vaquer à cet emploi. En même
temps on choisit de bons instituteurs, et on
176 MÉMOIRES DE lyÔS
augmenta leur nombre à proportion deséléves
qu'ils devoientinstruire.Pour subvenir aussi au
manque d'éducation de la jeune noblesse po^
inéranienne, dontlesparens étoient trop pau-
\Tes pour y pourvoir eux-mêmes , le Roi insti-
tua une école dans la ville de Stolpe , où 56 en-
fans de condition étoient nourris, vêtus et éle-
vés à ses dépens. Après qu'ils avoient passé les
premiers élémens des connoissances et terminé
leurs humanités, ils entroient dans Imstitutdes
cadets, où leur éducation'étoit perfectionnée-
Les instructions rouloient principalement sui*
Thistoire , la géographie , la logique , la géomé-
trie et l'art de la fortification, connoissances
dont un officier peut difficilement se passer.
Une académie fut fondée en même-temps, dans
laquelle entroient ceux des cadets qui annon-
çoientleplus de géniej le Roi en régla lui-même
la forme et fournit une instruction qui conte-
noit l'objetdes études de ceux qu'on y place-
roit et de l'éducation qu'ils y recevroient: on
choisit pour professeurs les personnes les plus
habiles qu'on put trouver en Europe : 1 5 j eunes
gentilshommes y étoient élevés sous les yeux
de 5 gouverneurs. Toute leur éducation ten-
doit
jusqu'à 1775. CHAP. III. 177
doit à leur former le jugement. L'académie
prospéra, et fournit depuis des sujets utiles,
qui furent placés dans l'armée.
Après la conquête de la Silésie on y avoit
construit différentes places, la plupart avoient
besoin d'être perfectionnées; il fallut encore
en bâtir une nouvelle à Silberberg, afin d'être
maître des débouchés qui mènent vers Glatz
à gauche, et vers Braunau à droite. Ces ouvra-
ges diflérens avoient coûté en 1777 la somme
de 4,146,000 écus, tandis qu'en Poméranie
on fortihoit la ville de Colberg, qui coûta
800,000 écus. Lors de l'invasion des Russes on
s'étoit apperçu qu'en des cas pareils cette place
pouvoit devenir de la dernière importance.
Quoiqu'on travaillât dans toutes les forteresses
avec vigueur, il restoit encore en 1778 quel-
ques dépenses à faire, pour finir tout ce qui
étoit près d'être achevé : le tout pouvoit
monter à la somme de 200,000 écus.
Le général de Wartenberg, qui dirigeoit
l'économie militaire, étoit aussi occupé dans
son département que les autres officiers dans
leurs parties différentes. On profttoit de la paix
pour se préparer à la guerre. En 1777 on avoit
Tome F. M
lyS MÉMOIRES DE IjGS
fabriqué à Spandau 140,000 nouveaux fusils;
on avoit fait des épées de rechange pour toute
la cavalerie, des bandoulières, desselles, des
brides, des ceinturons, des marmites, des pio-
ches, des haches, et une fourniture complète
de tentes pour toute l'armée. Ces immenses
apprêts étoient déposés, les fusils dans l'arse-
nal, etlereste dans deuxgrandsbâtimensqu'on
appeloit les garderobes de l'armée. Outre tout
cet appareil on avoit mis à part la somme de
3 millions, pour fournir en temps de guerre à
la remonte de la cavalerie , ainsi que pour rem-
placer les uniformes qui se perdoient dans les
batailles; une autre somme étoit destinée pour
les frais de l'augmentation de Q2 bataillons
francs. Toutes ces choses ainsi préparées d'a-
vance allégeoient au moins pour quelques
^campagnes le poids de la guerre, si accablant
pour les finances quand elle est de durée.
L'article des magasins militaires ne fut point
oublié; on en forma deux, l'un à Magde-
bourg , l'autre dans les places de la Silésie ,
chacun de 35, 000 vvmspels de seigle, pour
entretenir durant une année deux armées de
7O5O00 hommes. Le premier étoit destiné aux
jusqu'à 1773. CHAP. III. 179
troupes qui dévoient agir vers la Bohème ou
la Moravie , et le second pour celles dont les
opérations seroient dirigées vers laSaxeouvers
la Bohème. Le prix de ces magasins étoit éva-
lué à 1,700,000 écus. On les entama durant les
trois années de disette dont nous avons parlé
précédemment; mais dés l'année 1 7 7 5 ils furent
rétablis tels qu'ils avoient été précédemment.
Nous avons parlé des magasins du général
Wartenberg et des grands magasins d'abon-
dance que l'on avoit amassés • mais cela n'étoit
pas encore suffisant, pour que l'armée pût
entrer en campagne aussitôt que le besoin le
demanderoit. Un des articles les plus difficiles
étoit de trouver et de rassembler tous les
chevaux nécessaires au mouvement d'une aussi
grande machine. Cette multitude de canons
introduite par l'usage demandoit un nombre
immense de chevaux pour les transporter; il
en falloit outre cela pour les tentes, pour les
officiers et pour les vivres. On compta qu'en
tout la somme en montoit à 60 mille.
Après la paix l'armée avoit été mise sur le
pied de i5i,ooo hommes; les troubles qui
s'élevèrent en Pologne faisant appréhender
M 3
l80 MÉMOIRES DE lyoS
qu'une nouvelle guerre ne s'allumât , le Roi
jugea à propos en 1768 d'augmenter de 40
honimes les compagnies de douze régimens
d'infanterie ; pour les loger il fallut bâtir des
casernes , qui coûtèrent 360,000 écus. Les
housards et les Bosniaques , qui ne faisoient
que 1100 têtes 5 furent portés à 1400. Un ba-
taillon de 1000 hommes fut levé aux ordres de
Mr de Rosslères pour la défense de Silberberg.
Ces différentes augmentations mirent l'armée
en temps de paix sur le pied de 161,000 hom-
mes, dont elle étoit composée.
Ces efiorts étoient nécessaires: les conjonctu-
res où l'on se trouvoit , obligeoient de se prépa-
rer â tout événement. Surtout durant le cours
de l'année 1771, pendant que les négociations
étoient les plus vives, il étoit impossible de
deviner quel parti prendroit la cour de Vien-
ne, si ce seroit celui de la Porte ou celui de la
Russie ; mais comme les apparences étoient '
que la maison d'Autriche penchoit plus du
côté des Turcs que de celui des alliés du Roi ,
il fut résolu de remonter toute la cavalerie , en
y joignant l'augmentation. Ce furent 8000
chevaux qu'on acheta tout à la fois ; bientôt
jusqu'à 1775. CHAP. III. 181
le bruit s'en répandit dans toute l'Europe ; la
cour de Vienne comprit que le roi de Prusse
s'étoit déterminé à soutenir de toutes ses forces
son alliée l'impératrice de Russie.
Le concert de ces trois cours occasionna le
partage de la Pologne , comme nous l'avons
déjà dit dans le chapitre qui traite de la politi-
que; ce chapitre-ci n'étant destiné qu'à ce qui
regarde le militaire, nous n'envisagerons cette
acquisition que sous ce point de vue-là. Elle
étoit d'une très -grande importance en ce
qu'elle j oignoit la Poméranie à la Prusse royale.
On aura remarqué, en lisant l'histoire de la
dernière guerre , que le Roi avoit été obligé
d'abandonner toutes les provinces qui étoient
séparées ou trop éloignées du corps de l'Etat.
Ces provinces étoient celles du bas Rhin et de
la Westphalie, surtout la Prusse royale. Cette
dernière se trouvoit non seulement séparée,
mais coupée de la Poméranie et de la nouvelle
Marche par un fleuve d'une profondeur et
d'une larcjeur considérables: il falloit être le
maître de la Vistule pour pouvoir soutenir la
Prusse royale; mais depuis le partage le Roi
pouvoit élçver des places sur les bords de ce
M 3
l82 MÉMOIRES DE I763
fleuve, et s'assurer les passages selon qu'il le ju-
geoit convenable; et pouvoit non seulement
défendre le royaume contre les ennemis, mais
se servir, en cas de malheur, de la Vistule et de
la Netze , comme de bonnes barrières, pour
empêcher l'ennemi de pénétrer soit en Silésie,
soit dans la Poméranie et la nouvelle Marche.
D'autre part cette nouvelle acquisition four-
nissoit les moyens d'augmenter considérable-
ment l'armée. Elle fut mise en temps de paix
sur le pied de 186,000 hommes, et Ton résolut
de la porter en temps de guerre , avec les
bataillons francs et autres corps pareils , au
nombre de q 18,000 combattans.
Voici en quoi consista l'augmentation :
Quatre bataillons de garnison et des compa-
gnies de grenadiers, faisant 3 i3o hommes.
Deuxnouveauxbataillons d'ar-
tillerie - - - - - Q510--
Six régimens d'infanterie sur
le pied de paix - - - 85oo - -
Un régiment de housards - 1400 - -
Trente-six rég;imens d'infante-
rie , la compagnie augmentée
de Qo hommes - - - 8640 - -
jusqu'à 1775. CHAP. III. l83
Les chasseurs augmentés de - 3oo hommes.
Une nouvelle compagnie de
mineurs - - - - i5o--
Vingt-cinq nouveaux majors avec autant
d'aides de camp furent créés pour commander
les bataillons de grenadiers ; autrefois on les
prenoit des régimens en temps de guerre ;
maintenant cette charge est devenue perma-
nente. Outre cela les artilleurs qui servoient
l'artillerie volante furent remontés , afin
qu'exercés en temps de paix, ils devinssent
plus utiles en temps de guerre. Le total de
cette nouvelle augmentation consistoit en
q5,q2o hommes- et i,<25o,ooo écus , assignés
sur la Prusse occidentale , furent destinés à
l'entretien de ces nouvelles troupes.
Quelque changement qu'on fasse dans
l'Etat 5 il s'ensuit toujours des conséquences
auxquelles le gouvernement doit penser à
temps. Les forces de l'Etat s'étant accrues, il
falloit faire un calcul nouveau de ce que coû-
teroit à l'avenir une campagne. En l'année
1773 l'armée consistoit en 141 bataillons de
campagne, 63 escadrons de cuirassiers, 70 de
dragons, 100 de housards, outre une artillerie
M 4
l84 MÉMOIRES DE IjGS
de campagne composée de g6oo canonniers
et bombardiers, sans compter iqoo artilleurs
distribués pour le service des forteresses , et
36 bataillons de garnison. Sur ce tableau de
l'armée tel qu'on vient de le représenter, en
y ajoutant l'augmentation de Q2 bataillons
francs , on fit le devis de ce que coûteroient
les premiers frais pour mettre cette machine
en branle.
En suivant le même principe on calcula la
dépense extraordinaire de cette armée pen-
dant la durée d'une campagne, et pour ne s'y
point tromper, on se régla sur la campagne la
plus coûteuse de la dernière guerre , où s'é-
toient données les batailles les plus sanglantes,
c'est-à-dire sur l'année 175;. Il vaut mieux
dans ces sortes d'évaluations mettre les somm.es
plus considérables que trop foibles , parce
qu'on ne perd rien au superflu , et qu'on
risque beaucoup s'il n'y a pas assez d'argent
jusqu'à 1778. CHAP. IV. i85
i!jiia.3L''miati.!^!!mi'*wamiMM'j=>iM fiinj
CHAPITRE IV.
De ce qui s'est passé de plus important
depuis ijj4jusqu'à ly/S.
vJn se persuadera bien que la jalousie, la ^^y^,
haine et l'envie qu'avoit excitées parmi les
puissances de l'Europe le partage de la Polo-
gne, ne se dissipèrent pas tout d'un coup. La
chose fctoit récente, et la sensation en avoit été
trop forte, pour que les souverains regardassent
avec les y eux de l'habitude un événement dont
leur amour propre étoit choqué. La France
se rappeloit avec un chagrin secret ses efforts
inutiles pour soutenir la confédération de Bar;
elle ne pouvoit se dissimuler le mauvais succès
de la guerre qu'elle avoit conseillé aux Turcs
d'entreprendre contre la Russie; elle étoit en
quelque façon humiliée de voir qu'une mo-
narchie comme la sienne eût eu si peu d'in-
fluence dans les troubles qui avoient déchiré
la Pologne j elle ne craignoit pas moins cette
i86 MÉMOIRES DE lyyS
liaison qui commençoit à se former entre l'Im-
pératrice-reine 5 l'impératrice de Russie et le
roi de Prusse. Une semblable union donnoit à
ces puissances une prépondérance trop déci-
dée en Europe , pour qu'à Versailles on pût
l'envisager avec des yeux indifFérens; mais ces
apparences étoient trompeuses, et il s'en falloit
de beaucoup que l'amitié de ces trois puissan-
ces fût aussi étroite que le public pouvoit se
le figurer. Louis XVI venoit de monter sur le
trône; un évêque lui remit le testament poli-
tique que le Dauphin, père du Roi, lui avoit
confié, pour le donner à son fils lorsqu'il par-
viendroit à la régence. Le Roi se fit une loi de
suivre en tout les volontés de son père j et ce
fut en conséquence de ce testament que Mr
de Maurepas, disgracié par Louis XV, devint
premier ministre de Louis XVI, que Mr d'Ai-
guillon fut exilé , et que Mr de Choiseul perdit
à jamais l'espoir de rentrer en faveur. Mr de
Maurepas touchoit à son seizième lustre ; il
avoit été long-temps ministre sous le règne
précédent; il possédoit la routine des affaires;
il avoit l'esprit orné , et une tête capable de
vastes desseins; mais il n'étoit plus dans l'âge ^
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 187
comme nous l'avons remarqué, où l'ame rem-
plie d'ardeur entreprend hardiment de grandes
clioses. La mauvaise administration des finan-
ces sous le règne précédent pouvoit conduire
à une banqueroute générale. Il étoit d'autant
plus atterré de cette idée , que cette banque-
route auroit au moins écrasé 40,000 familles,
qui avoient placé tout leur bien dans les fonds
publics ; et quoique les ministres ne soient
guère sensibles aux malheurs des peuples, ils
le sont pourtant au blâme qui en retombe
nécessairement sur' eux. Le trrâté de Versail-
les , quoique peu avantageux à la France ,
subslstoit toujours. Mr. de Maurepns avoit de
plus aménager la jeune Reine, soeur de l'Em-
pereur Joseph, et fille de Marie-Thérèse, qui
s'annonçoit par toutes les qualités qui pou-
voient bientôtlui obtenir la confiance du Roi
son époux , de sorte que ce vieux ministre ,
mentor d'un pupille qui n'avoit encore aucun
caractère fixe , employoit tour à tour la pru-
dence et la fermeté pour empêcher que le
royaume ne tombât en quenouille. La P'rance,
d'un autre côté , toujours rivale de l'Angle-
terre , voyoit avec plaisir les troubles qui
Tome V. -^
lS8 M ÉMOI 11 ES DE 1775
s'élevoient en Amérique entre les colonies et
la mère-patrie. Elle encourageoit sous main
l'esprit de révolte qui s y manifestoit , et ani-
moit les Américains à soutenir leurs droits
contre le despotisme que le Roi George IIÏ
vouloit y établir , en leur présentant en per-
spective les secours qu'ils pouvoient attendre
de l'amitié du Roi trés-Chrétien.
La cour de Londres nous présente un tableau
tout différent de celui que nous venons de
crayonner. C'est l'Ecossois Bute qui gouverne •
le Roi et le royaume ; semblable à ces esprits
malfaisans 5 dont on parle toujours et qu'on ne
voitjamais 5 il s'enveloppe ainsi que ses opéra-
tions, des plus profondes ténèbres* ses émis-
saires, ses créatures sont les ressorts avec les-
quels il meut cette machine politique selon
sa volonté. Son système politique est celui
des anciens Torys , qui soutiennent que le
bonheur de l'Angleterre demande que le Roi
jouisse d'un pouvoir despotique, et que bien
loin de contracter des alliances avec les puis-
sances du continent, la Grande Bretagne doit
se borner uniquement à étendre les avantages
de son commerce. Paris est à ses yeux ce
jusqu'à I77S. CHAP. IV. 1S9
qu'étoit Cartilage à ceux de Caton le censeur.
Bute détruiroit en un jour tous les vaisseaux
françois, s'il en étoit le maître et s'il pouvoit
les rassembler. Impérieux et dur dans le gou-
vernement , peu soucieux sur le choix des
moyens qu'il emploie , sa mal-adresse dans le
maniement des affaires l'emporte encore sur
son obstination. Ce ministre , pour remplir
ses grandes vues , commença par introduire
la corruption dans la chambre basse. Un mil-
lion de livres steriings que la nation paie
annuellement au Roi pour l'entretien de sa
liste civile, ne suffisoit qu'à peine pour con-
tenter la vénalité des membres du parlement.
Cette somme destinée pour l'entretien de la
famille royale , de la cour, et pour les ambassa-
des, étant annuellement employée à dépouiller
la nation de son énergie, il ne restoit au roi
George III, pour subsister et pour soutenir à
Londres la dignité royale , que 5oo,ooo écus
qu'il tiroit de son électorat de Hanovre. La
nation angloise , dégradée par son souverain
même , n'eut depuis d'autre volonté que la
sienne^ mais comme si ce n'en étoit pas assez de
tant de prévarications , le lord Bute voulut
igo MÉMOIRES DE lyyS
frapper un coup plus hardi et plus décisif, pour
établir plus promptement le despotisme auquel
il visoit; il engagea le Roi à taxer par des im-
pôts arbitraires les colonies américaines , autant
pour augmenter ses revenus , que pour donner
un exemple qui par la suite des temps pût être
imité dans la Grande Bretagne ; mais nous
verrons que les suites qu'eut cet acte de despo-
tisme, ne répondirent point à son attente. Les
Américains, qu'on n'avoit pas daigné corrom-
pre, s'opposèrent ouvertement à cet impôt si
contraire à leurs droits, à leurs coutumes, et
surtout aux libertés dont ils jouissoient depuis
leur établissement. Un gouvernement sage se
seroit hâté d'appaiser ces troubles naissans 5
mais le ministère de Londres agit d'après d'au-
tres principes; il suscita de nouvelles brouil-
leries avec les colonies à l'occasion des mar-
chands qui avoient le monopole de certaines
^r marchandises des Indes orientales , qu'on vou-
1775. ^
lut les forcer d'acheter. La dureté et la vio-
lence de ces procédés acheva de soulever les
Américains; ils tinrent un congrès à Philadel-
phie , où renonçant au joug anglois, qui désor-
mais leur devenoit insupportable, ils se décla-
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 191
rèrent libres et indépendans. Dés -lors voilà
la Grande Bretagne engagée dans une guerre
ruineuse avec ses propres colonies : mais si le
lord Bute se montra mal-adroit dans la condui-
te de cette affaire, il le parut encore davantage
dans l'exécution et lorsque la guerre commen-
ça. Il crut bonnement que 7000 hommes de
troupes réglées étoitun nombre suffisant pour
subjuguer l'Amérique; et comme iln'avoitpas
l'art de Newton dans les calculs, il s'y trompa
toujours. Le général Washington, qu'à Lon-
dres onappeloit le chef des rebelles, remporta
dès les premières hostilités quelques avantages
sur les royalistes assemblés prés de Boston.
Le Roi, qui s'attendoit à des victoires, fut
surpris de la nouvelle de cet échec , et le
gouvernement se vit obligé de changer de
mesures. Il étoit évident que le nombre des
troupes en Amérique étoit trop foible pour
remplir le dessein qu'on vouloit exécuter ; il
falloit donc avoir une armée , quoiqu'on sentît
toutes les difficultés qu'il y avoit à trouver ce
monde, et à le rassembler. Les An^lois ont
manqué de tout temps d'art et de souplesse
dans leurs négociations; attachés avec acharne-
lg2 MÉMOIRES DE 1775
nient à leurs intérêts , ils ne savent pas flatter
ceux des autres ; ils pensent qu'en offrant des
guinées , ils peuvent tout obtenir. Ils s'adres-
1776. sèrent d'abord à l'impératrice de Russie, et la
choquèrent d'autant plus par leurs demandes,
que la fierté de cette princesse regardoit
comme bien au dessous d'elle d'accepter des
subsides d'une autre puissance. Enfin ils trou-
vèrent en Allemagne des princes avides ou
obérés , qui prirent leur argent- ce qui leur
valut iQjOOO hessois, 4000 Bronswicois , iQoo
hommes d'Anspach , autant de Hanau , sans
compter quelques centaines d'hommes que
leur fournit le prince de Waldeck. Outre cela
la cour envoya 4000 hanovriens à Gibraltar et
à Port-Mahon , pour en relever les garnisons
angloises, lesquelles furent de là conduites
en Amérique. Toutes ces troupes servirent
sous les auspices du lord Howe et de son
frère l'amiral , comme nous le rapporterons
en son temps. Chaque campagne coûta à
l'Angleterre 6 millions de livres sterlings, ou
36 millions d'écus. On comptoit alors que les
dettes de la Grande Bretagne mont oient déjà
à 900 millions d'écus. Une campagne ne suf-
fisoit
jusqu'à 1778. CHAP. IV. igg
lisoit pas pour soumettre les colonies • ainsi
l'on prévoyoît dès-lors que dans peu la dette
nationale passeroit un milliard. La campagne
suivante ne produisit aucun événement déci-
sif, et les Américains se soutinrent contre le
Lord Howe et tous les renforts qui l'avoient
joint; mais vers la fin de l'année 1777 la for-
tune commença à se déclarer eq. faveur des co-
lonies. Sur les ordres de la cour le général Bour-
goyne partit du Canada avec 13,000 hommes,
pour se rendre à Boston, selon le projet qu'on
lui avoit donné à exécuter 5 tandis que le Lord
Howe 5 qui n'étoit informé de rien, s'étoit em-
paré de Philadelphie. Ce défaut de concert
acheva de gâter les affaires ; Bourgoyne , qui
manqLvoit de chevaux pour le transport de
ses vivres , et avoit entrepris une expédition
impraticable relativement aux subsistances, fut
obligé de se rendre prisonnier avec toutes ses
troupes aux Américains qu'il croyoit subju-
guer. Un événement de cette nature auroit
autrefois soulevé toute la nation contre le gou-
o
vernement, et causé même une révolution; il
ne produisit alors qu'un léger murmure , tant
l'amour des richesses l'emportoit sur l'amour
Tome V, N
194 MÉMOIRES DE 1775*
de la partie, et faisoit préférer à ce peuple^
autrefois si noble et si généreux, l'avantage
personnel au bien général. Le roi d'Angle-
terre, qui soutenoit le système de Bute par
obstination, se roidissoit contre les obstacles
qu'il voyoit naître sous ses pas. Peu sensible
aux malheurs qui retomboient sur son peuple,
il n'en devenoit que plus ardent pour l'exécu-
tion de ses projets, et afin de gagner la supé-
riorité sur les Américains , il faisoit négocier
dans toutes les cours de l'Allemagne , pour en
tirer le peu de secours qu'elles pouvoient en-
core lui fournir. L'Allemagre bcressentoit déjà
de la quantité d'hommes qu'on en avoit tirée,
pour les envoyer dans ces climats lointains, et
le roi de Prusse voyoit avec peine l'Empire dé-
pourvu de tous ses défenseurs, surtout dans le
cas où il surviendroit une nouvelle guerre ; car
dans les troubles de 1736 la basse Saxe et la
Westphalie seules avoient assemblé une armée,
avec laquelle on avoit arrêté et dérangé tous
les progrés de l'armée françoise. Par cette rai-
son il chicana le passage des troupes des prin-
ces qui en donnoient à l'Angleterre, 1 orsquel-
les se trouvoient obligées de passer par le paya
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 195
de Magdebourg 5 celui de Minden , ou par le
bas Rhin. Ce n'étoit qu'une foible revanche
du mauvais procédé delà cour de Londres au
sujet de la ville et du port de Danzic ; toute-
fois le Roi ne voulut pas pousser les choses
trop loin, une longue expérience lui avoit
appris qu'on trouve une multitude d'ennemis
dans le monde , et qu'il ne faut pas s'en sus-
citer soi-même de gaieté de coeur. Voilà en
gros l'idée qu'on peut se faire de l'Angleterre
pendant le peu d'années dont nous nous som-
mes proposé de décrire les événemens. Nous
la quitterons maintenant, pour présenter le ré-
sumé de ce que pendant la même époque il se
passa de mémorable en Russie.
L'Impératrice de Russie sortoit de la guerre 1774.
qu'elle avoit faite aux Turcs , couverte de
gloire par les succès que ses troupes avoient
eus contre ses ennemis; mais l'Etat étoit pres-
que épuisé d'hommes et d'argent, et la paix
si mal assurée, que le grand Vizir déclara lui-
même au prince Repnin, ambassadeur à, la
Porte, qu'à moins que le Chan de Crimée ne
rentrât sous la domination de la Porte, et que
l'impératrice de Russie ne restituât Kersch et
N Q
196 MÉMOIRES DE 1775.
Jenikala, la paix qu'on avoit extorquée aux
Turcs ne seroit point de durée. Sur cette dé^
claration les troupes russes occupèrent Pere-
îcop, et aussitôt les hostilités recommencèrent
en Crimée. Ce n'étoit pas une guerre dans les
formes, où deux grandes armées se trouvas^
sent en présence l'une de l'autre, maisc'étoient
des incursions où des troupes turques débar-
quoient en différens parages , ce qui occasion-
noit de petits combats, dont toutefois les Rus-
ses sortirent toujours vi61orieux. Cependant
cet état d'incertitude inquiétoit l'Impératrice^
parce qu'elle étoit obligée d'assembler son ar-
mée sur les frontières de la Tartarie , et de te-
nir un gros corps à Kiow, pour l'opposer en
cas de nécessité à un corps de 40,000 Turcs
campés près de Bender, qui de là, en traver-
sant la Pologne, pouvoient facilement se por-
ter vejrs la partie des provinces russes située à
l'autre bord du Niester; ainsi sans avoir ni la
paix ni la guerre, les dépenses de l'Impératrice
éloient aussi grandes que si la guerre avoit été
déclarée entre le ■ d^ux puissances. L'intérieur
de la cour de Peterbourg fournissoitdes événe-
mens dune autre nature, mais qui tiennent éga«
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 197
lement à l'histoire de ce temps. L'Impératrice 1773-
voyant que son fils , le Grand Duc , étoit en
âge de se marier , délibéroit sur le choix de
l'épouse qu'elle vouloitlui donner. Ce devoit
être une princesse d'Allemagne, dont l'âge et la
personne convinssent à son fils. Ce choix n'é-
toit pas indifférent pour la cour de Berlin,
cette nouvelle liaison pouvant devenir favora-
ble ou contraire à ses intérêts. L'Allemagne
o
étoit alors stérile en princesses ; il n'y en avait
•que trois ou quatre, qui pussent être proposées^
parce que les unes étoient trop âgées et les au-
tres trop jeunes. Celles auxquelles on pouvoit
penser, étoient ime soeur de l'électeur de Saxe,
une princesse de Wurtemberg trop jeune, et
trois princesses filles du Landgrave de Darm-
stadt. La soeur aînée de ces princesses de
Darmstadt étoit mariée au prince de Prusse •
ainsi il y avoit tout à gagner , si une de ces
princesses devenoit Grande Duchesse, parce
que les noeuds delà parenté se joignant à ceux
de l'alliance, ils sembloient annoncer que l'u-
nion de la Prusse et de la Russie seroit par là
plus cimentée que jamais. Le Roi mit tout en
oeuvre pour arranger les choses de la sorte ,
N 3
igS MÉMOIRES DE 1775-
et il fut assez heureux pour réussir entière-
ment. Les princesses de Darmstadt passèrent
par Berlin j elles arrivèrent à Péterbourg ; la
seconde des filles du Landgrave fut celle qui
emporta la pomme, et le mariage fut solemnel-
lement célébré; n:iais il ne réussit pas, et don-
na lieu à un grand nombre d'intrigues et de
scènes fâcheuses.
Il s'étoit élevé en même temps de nouvelles
chicanes à Varsovie sur les possessions que les
puissances co-partageantes occupoient en Po-
logne. Les Sarmates, en se plaignant amère-
ment, accusoient les Autrichiens et les Prus-
siens d'en avoir étendu les limites beaucoup au
delà de ce qui leur avoit été accordé par les
traités. Ces plaintes avoient fait impression sur
l'impératrice de Russie , dont l'ambition s'ap-
plaudissant d'avoir donné des provinces à de
grands souverains , étoit encore plus flattée
d'en fixer les limites. Pour prévenir les suites
que pourroit avoir le mécontentement de l'îm-
pératrice, si on ne Tappaisoit pas au plutôt, le
Roi résolut d'envoyer le prince Henri à Péter-
bourg, sous prétexte de faire une visite à l'Im-
pératrice , laquelle l'avoit invité à se rendre à
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 199
sa cour. Il faut ajouter à ceci que le Roi s'étoit
concerté avec la cour de Vienne pour que les
deux puissances conservassentleurs possessions
intades , en laissant crier les Polonois et en tâ-
chant d'appaiser la cour de Russie; mais le
prince Kaunitz, attaché à sa politique, dans l'in-
tention de brouiller les cours de Berlin et de
Péterbourg , fit déclarer à cette dernière que
rimpératrice-Reine, par la seule envie d'obli-
ger l'Impératrice de Russie , avoit résolu de
rendre à la république de Pologne une partie
du palatinat de Lublin, toutes les terres qui
se trouvent au delà de la rive droite du Bug ,
la ville de Casimir et quelques autres morceaux
encore qu'elle possédoit. Le prince Henri ar-
riva donc à Péterbourg dans des conjonctures
aussi singulières que fâcheuses. Il avoit à
combattre les François , les Espagnols et les
Autrichiens. A peine eut-il vu l'Impératrice
que la Grande Duchesse vint à mourir en met-
tant au monde un enfant mort. Le Prince, qui
se trouva présent à cette scène, assista l'Impé-
ratrice dans ces tristes circonstances autant qu'il
dépendoit de lui; il prit un soin particulier du
Grand Duc, atterré par un spectacle aussi nou-
N4
200 MEMOIRES BE 1775-
veau pour lui que lugubre. Il ne l'abandonna
point, et ayant non seulement contribué à ré-
tablir sa santé , son chef-d'oeuvre fut en parti-
culier de raccommoder entièrement la mère et
le fils, dont la mésintelligence s'étoit beaucoup
augmentée depuis le mariage de la Grande
Duchesse, et faisoit appréhender qu'il n'en ré-
sultât des suites fâcheuses ou pour l'un ou pour
l'autre. L'Impératrice fut vivement touchée
du service que le prince Henri lui avoit rendu,
et depuis ce temps son crédit s'accrut de jour
on jour. Il en fit bientôt un très-bon usage.
L'Impératrice étoit dans l'intention de rema-
rier promptement son fils ; le Prince lui pro-
posa la princesse de Wurtemberg, petite-nièce
du Roi, qui fut aussitôt agréée. Il fut outre cela
résolu que le prince Henri mèneroit le Grand
Duc à Berlin, où il verroit cette princesse, et où
les promesses se feroient; après quoi il la ra-
mèneroit en Russie, pour que les noces se fis-
sent à Péterbourg. Le prince trouva plus de dif-
ficultés pour éluder les restitutions que lesPo-
lonois exigeoient du Roi. La cour de Vienne
avoit donné l'exemple de ces restitutions ; la
Russie in?istoit pour que le Roi imitât sa con-
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 201
duite. Cette affaire fut donc remise à la média-
tion de Mr de Stackelberg, ambassadeur de
Russie en Pologne , et après s'être arrangé le
mieux que l'on put, la cour de Berlin rendit à
la république une partie du lac de Goplo, la ri-
ve gauche de la rivière de Drevenza et quel-
ques villages aux environs de TÏiorn.
Nous ne rapporterons point ici en détail la
réception du Grand Duc. Ce fut une fête per-
pétuelle depuis les frontières jusqu'à Berlin ,
où le luxe et le goût se disputèrent les hon-
neurs qu'on rendit à cet illustre étranger. On
ne croyoit point à Vienne que le Grand Duc
viendroit à Berlin. Le prince Kaunitz, comp-
tant sur le succès de ses manigances, étoit
persuadé que sa cour ayant été la première à
restituer quelques terrains aux Polonois, il
avoit par cette complaisance irrémissiblement
brouillé les cours de Berlin et de Péterbourg;
et au moment qu'il pensoit préparer son triom:-
phe, il apprend'que le Grand Duc est à Berlin,
qu'il épouse la princesse de Wurtemberg, et
que l'intimité entre la Prusse et la Russie est
plus grande que jamais. Mais si ce ministre
avoit manqué son coup en Russie, il s'en étoit
202 MÉMOIRES DE 1775.
dédommagé aux dépens des Turcs ; car la cour
de Vienrre , sous prétexte de régler les limites
qui sépai^ent la Hongrie et la Valachie , s'étoit
emparée du distri£i de la Buckowine , qui s'é-
tend jusqu'à un mille de Chotzim. Les Turcs
avoient été assez ignorans, ou pour mieux dire
assez stupides pour consentir à ce démembre-
ment de leurs Etats, sans qu'il y eût une rai-
son valable pour l'autoriser et sans se plaindre.
Les autres puissances ne pensoient pas ainsi.
La Russie avoit raison d'être jalouse de l'acqui-
sition de la cour de Vienne vers le Dniester ,
parce que cette possession, en l'approchant si
fort de Chotzim., mettoit les Autrichiens en état
de disputer aux Russes le passage du Dniester
toutes les fois qu'ils voudroient pousser leurs
conquêtes soit en Moldavie, soit en Valachie;
et même quand on auroit laissé passer leurs
troupes , les Autrichiens, maîtres de la Bucko-
wine, pouvoient les couper de leurs subsistan-
ces, ou du moins tenir la balance dans les guer-
res entre les Russes et les Turcs selon qu'ils le
1774. jugeroient convenable à leurs intérêts. D'autre
part les Autrichiens intriguoient sans relâche à
Constantinople , ahn d'entretenir l'aigreur que
JUSQ'uA 1778. CHAP. IV. 203
la dernière paix avoit laissée entre la Porte et
la Russie, et d'occasionner de nouvelles brouil-
leries. Les P^rançois soulïloient également le
feu de leur côté. Ces manoeuvres sourdes
animèrent enfin le grand Seigneur, et occasion-
nèrent les déclarations au prince Repnin dont
il a été fait mention, et cette espèce de guerre
dans la Crimée, qui fut appaisée ensuite. Vienne
étoit alors dans l'Europe le foyer des projets
et des intrigues. Cette cour si altière, afin de
parvenir à dominer sur les autres , portoit ses
vues de tous côtés, pour étendre ses limites et
pour engloutir dans sa monarchie les Etats qui
se trouvoient situés à sa bienséance. Du côté
de l'orient elle méditoit de joindre la Servie
et la Bosnie à ses vastes possessions. Au midi^
tenté de se saisir d'une partie des possessions
de la république de Venise , elle n'attendoit
que l'occasion de joindre Trieste etleMilanois
au Tyrol par un démembrement qui étoit à sa
bienséance. Ce n'en étoit pas assez; elle se
promettoit bien après la mort du duc de Mo-
dène, dont un Archiduc avoit épousé l'héri-
tière , de revendiquer le Ferrarois, possédé par
les papes, et de dépouiller le Roi de Sardaigne
204 MÉMOIRES DE 1775-
du Tortonois et de l'Alexandrin , comme
ayant toujours appartenu aux ducs de Milan.
Vers l'occident la Bavière lui présentoit un
morceau bien tentant. Voisine de l'Autriche,
elle lui ouvroit un passage vers le Tyrol. En
la possédant la maison d'Autriche voyoit le
Danube couler presque toujours sous sa domi-
nation. On supposoit outre cela qu'il étoit
contraire à l'intérêt de l'Empereur de laisser
réunir la Bavière et le Palatinat sous un même
souverain , et comme cet héritage eût rendu
l'Ele^leur palatin trop puissant, il valoit mieux
que l'Empereur le prît pour lui-même. De là
en remontant le Danube, on rencontre le du-
ché de Wurtemberg, auquel la cour de Vienne
pensoit avoir des prétentions bien légitimes.
Toutes ces acquisitions auroient formé comme
une galerie, qui de Vienne en se liant les unes
aux autres la conduisoit jusqu'aux bords du
Rhin, où l'Alsace, qui avoit fait anciennement
partie de l'Empire , pouvoit être répétée , ce
qui menoit enfin à la Lorraine , qui naguères
avoit été le domaine des ancêtres de Joseph.
En nous tournant ver^ le septentrion , nous
rencontrons cette Silésle dont l'Autriche ne
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 205
pouvoit oublier la perte 5 et qu'elle se proposoit
bien de recouvrer aussitôt qu'elle en trouveroit
l'occasion. L'Empereur ne savoit pas caclier
et voiler ses vastes desseins. Sa vivacité le
traliissoit souvent. Pour en rapporter un exem-
ple, il suffit de dire que vers la fin de l'an-
née 1775 le roi de Prusse eut quelques forts
accès de goutte consécutifs. Van Svvieten,
ministre de la cour impériale à Berlin , supposa
que cette goutte étoit une hydropisie formée,
et flatté de pouvoir annoncer à sa cour la mort
d'un ennemi qui long-temps avoit été redou-
table pour elle, ilnrianda hardiment à l'Empe-
reur que le Roi tiroit vers sa fin, et qu'il ne
passeroit pas l'année. Voilà toutes les trou-
pes autrichiennes en marche j leur rendez-
vous est marqué en Bohème, et l'Empereur
attend plein d'impatience à Vienne la confir-
mation de cette nouvelle , pour pénétrer tout
de suite en Saxe, et de là sur les frontières du
Brandebourg, afin de proposer au successeur
du trône l'alternative . ou de rendre tout de
suite la Silésie à la maison d'Autriche, ou de
se voir écrasé avant de pouvoir se mettre en
défense. Toutes ces choses , qui se firent
Tome V. *
206 MÉMOIRES DE 1775.
ouvertement, s'ébruitèrent par-tout, et ne
cimentèrent point l'amitié des deux cours ,
comme on peut bien se l'imaginer. Cette
scène parut d'autant plus singulière, que le
roi de Prusse n'ayant été atteint que d'une
goutte ordinaire, en étoit déjà guéri avant que
l'armée autrichienne fût rassemblée. L'Em-
pereur alors fit retourner toutes ses troupes
dans leurs quartiers ordinaires. L'année d'a-
près 5 savoir en 1777, l'Empereur fit un voyage
incognito en France. Le séjour qu'il fit à
Paris et à Versailles ne contribua pas à resser-
rer l'union des deux nations. Les causes purent
en échapper alors par l'enthousiasme où la
vue d'un Empereur retenoit le François : on
les pénétra dans la suite. Joseph voulut en-
suite parcourir les provinces de la France, et
peut-être que s'obserVant moins que dans la
capitale du royaume, il laissa échapper des
marques trop sensibles du chagrin qu'il éprou-
voit en voyant de bons établissemens de ma-
nufactures ou de commerce, ou d'autres choses
pareilles , qui étoient autant de preuves de
l'industrie nationale. Ces choses , quelque
petites qu'elles fussent, n'échappèrent pas à
JUSg'UA 1778. CHAP. IV. 207
la sagacité françoise. L'Empereur s'étoit distin-
gué par sa politesse à la cour ; mais se contrai-
gnant moins dans les provinces, il parut plu-
tôt envieux qu'ami de la nation chez laquelle
il se trouvoit , et perdit tout le crédit que sa
gentillesse lui avoit acquis. D'autre part ce
voyage fit un efiet tout différent sur Joseph.
Il avoit parcouru la Normandie, la Bretagne ,
la Provence, le Languedoc, la Bourgogne et la
Franche-comté ; toutes provinces , qui autre-
fois gouvernées par des souverains , quoique
vassaux, avoient été par la suite des temps in-
sensiblement incorporées dans la monarchie
françoise. Ces objets, qui le frappoient vi-
vement, occasionnoient la comparaison hu-
miliante , selon lui, qu'il faisoit de cette masse
réunie sous un chef, et du gouvernement ger-
manique, dont à la vérité il étoit l'Empereur ,
mais dans lequel il se trouvoit des rois et des
souverains assez puissans pour lui résister,
même pour lui faire la guerre. S'il en avoit
eu les moyens , il auroit voulu réunir inces-
samment toutes les provinces de l'Empire à
ses domaines, pour se rendre souverain de
£e vaste corps, et élever par ce moyen sa puis-
208 MEMOIRES DE 1775-
sance au dessus de celle de tous les monarques
de l'Europe. Ce projet l'occupoit sans cesse,
et il pensoit que la maison d'Autriche ne devoit
jamais le perdre de vue. C'étoit de ces princi-
pes ambitieux que partoit l'ardeur avec la-
quelle il convoitoit la Bavière; et quoique la
mort de l'éleâeur de Bavière ne parût point
devoir être prochaine , l'Empereur n'épargna
rien pour mettre l'Elecleur palatin et ses mi-
nistres dans ses intérêts. Le roi de Prusse,
toujours attentif aux démarches de la cour de
Vienne, fut des premiers à découvrir ce my-
stère. Cette cour étoit trop dangereuse et
trop puissante pour être négligée , et d'ail-
leurs il faut connoître les projets de son en-
nemi, si l'on veut s'y opposer. Il résulte des
faits difîérens que nous venons d'exposer, que
la paix de l'Europe étoit menacée de tous les
cotés ; le feu couvoit sous la cendre, un rien
pouvoit en faire sortir des flammes. La Russie
s'attendoit el'un moment à l'autre à être atta-
quée par les Turcs; si la guerre n'^étoit point
déclarée, ilse commettoit des hostilités de part
et d'autre. La dernière g-uerre avoit occasionné
des dépenses énormes à l'Impératrice; la Russid
en
JUSO'UA 1778. CHAP. IV. 209
en étoit presque épuisée, surtout à cause des
ravages de Pugatschef dans la province de Ca-
san, et de la destru6lion des mines qui dans ces
contrées sont d'un rapport très-considérable.
A Vienne un jeune Empereur, dévoré d'am-
bition, avide de gloire, n'attendoit qu'une oc-
casion pour troubler le repos de l'Europe. Il
sivoit deux généraux, Lascy et Laudon , qui
s'étoient acquis de la réputation dans la guerre
précédente. Son armée étoit mieux entrete-
nue et sur un meilleur pied qu'elle ne l'avoit
jamais été. Il avoit augmenté le nombre des
canons de campagne et l'avoit porté jusqu'à
deux mille. Ses finances, qui se ressentoient
encore des frais immenses de la dernière guer-
re , n'étoient pas sur un pied tout-à-fait solide.
On évaluoit les dettes de l'Etat à 100 millons
d'écus , dont on avoit réduit les intérêts à 4
pour cent ; mais le peuple étoit surchargé des
plus durs impôts; chaque jour on en ajoutoit
de nouveaux; et malgré tout l'argent qu'à force
de presser les provinces on rassembloit à Vien-
ne, en déduisant la dépense fixe et couchée
sur l'ordre du tableau il ne restoit à l'Impéra-
trice-Reine que deux millions dont elle pût
Tome V. O
210 MEMOIRES DE 1775'
disposer j ainsi il n'y avoit d'autre fonds que ce*
lui de quatre millions d'écus que le maréchal
de Lascy avoit épargnés sur l'entretien de l'ar-
mée; mais par l'exactitude de la banque de
Vienne à payer les intérêts des capitaux que
la cour avoit empruntés , elle avoit assuré et
consolidé son crédit tant en Hollande qu'à Gè-
nes, de sorte que si la cour jugeoit à propos
de recourir à de nouveaux emprunts, elle pou-
voit se flatter de trouver de nouvelles ressour-
ces. Ajoutez à ce crédit si bien établi une ar-
mée de 17O5O00 hommes toujours entretenus,
et tout lecteur conviendra que l'Autriche avoit
alors une puissance plus formidable que ne l'a-
voit jamais été celle des Empereurs précédens,
sans en excepter Charles-Quint même.
La France, telle que nous l'avons dépeinte^
étoit bien déchue, si nous comparons son état
politique présenta ce qu'il étoit durant les bel-
les années de Louis XIV. Il sembloit que sa fé-
condité épuisée n'eût plus la force de produire
d'aussi grands génies que ceux qu'elle formoit
alors. Ecrasée par le poids de dettes énormes,
elle en étoit sans cesse aux expédiens. Un
contrôleur général des finances étoit regardé
jusqu'à 1778. CHAP. IV.211
comme un adepte ; on vouloit qu'il fît de l'or,
et quand il n'en fournissoit pointa proportion
des besoins, on le chassoit aussitôt. On fît en-
fin choix du Sr Necker, tout calviniste qu'il
étoit. On espéroit peut-être qu'un hérétique ^
maudit pour maudit, en faisant un pa^le avec
le diable fournirolt les sommes nécessaires aux
vues du gouvernement. L'Etat entretenoit
10O5O00 hommes de troupes réglées et 60,000
de milices. Ses ports étoient dégarnis de vais-
seaux. Mr de Maurepas se servit du temps où
l'Angleterre faisoit si mal à propos la guerre à
ses colonies, pour relever la marine françoise.
On travailla dans tous les chantiers dès l'an-
née 1776. Trente six vaisseaux de ligne étoient
déjà construits , et dès l'année 1 7 7S le nombre
en étoit augmenté etmontoità 66, sans comp-
ter les frécrattes et les autres bâtimens. Les
îles et les colonies d'Amérique étoient toutes
1:)ien fournies de troupes. Peut-être n'avoit-
on pas eu la même attention pour les posses-
sions françoises des Indes orientales. Tant de
mesures préalables auroient dû ouvrir les yeux
aux Angloisj elles leur pronostiquoient une
prochaine rupture avec la France, s'ils avoient
O 2
212 MÉMOIRES DE 1775.
su prévoir. La situation de la France, quoi-
que peu brillante, n'en méritoit pas moins l'at-
tention des autres puissances. Ses dettes la
mettoient dans l'impuissance de soutenir une
longue guerre, mais forte de l'alliance de l'Es-
pagne et de l'assistance qu'elle en pouvoit ti-
rer , on la voyoit épier le moment pour tom-
ber comme un faucon sur sa proie , et se ven-
ger sur la grande Bretagne des maux qu'elle
lui avoit causés durant la guerre précédente;
et en général on ne pouvoit rien traiter d'im-
portant en Allemagne, ni dans le Sud de l'Eu-
rope , sans se concerter ou s'entendre avec
cette puissance.
L'Angleterre, comme nous l'avons dit, étoit
sous le joug des Torys , accablée de dettes,
engagée dans une guerre ruineuse, qui aug-
mentoit les dettes nationales de 36 millions
d'écus par an; pour frapper son bras droit de
son bras gauche , elle épuisoit toutes ses res-
sources et s'acheminoit à grands pas vers sa
décadence Ses ministres accumuloient les fau-
tes ; la principale consistoit à porter en Améri-
que une guerre dont il ne pouvoit lui revenir
aucun avantage. Elle se brouilloit aussi sans
jusqu'à 1778. CHAP* IV. 213
raison avec tout le monde ; nous en excep ons
les François, perpétuels ennemis de l'Angle-
terre ; mais la cour de Londres étoit également
mal avec l'Espagne au sujet des chicanes qui
s'étoient élevées entre ces nations pour l'île de
Falkland ; et depuis la mort du dernier roi de
Portugal, FAngleterre avoit entièrement perdu
l'influence qu'elle avoit dans ce royaume. Ses
procédés hauts , durs et despotiques à l'égard
du gouverneur de St Eustache lui avoientfait
perdre l'amitié et la confiance des Provinces
unies. Le roi d'Angleterre, en qualité d'élec-
teur de Hanovre, avoit mécontenté la cour de
Vienne , en lui refusant des passeports pour
des chevaux de remonte , que l'on accorde
toujours en pareils cas. Il avoit indisposé l'im-
pératrice de Russie. Depuis l'aventure de sa
soeur la reine Mathilde, l'inimitié du Dane-
marck étoit manifeste. Le roi de Prusse avoit
encore plus de griefs que les autres. Il pou-
voit reprocher au roi d'Angleterre la paix
conclue avec la France, par laquelle l'Angle-
terre abandornia la Prusse , et toutes les mani-
gances mises en jeu pour le déposséder du
port deDanzic. L'Angleterre ne pouvoitdonc
O 3
214 HEMOIRES DE 1775.
attribuer qu'à sa propre inconduite le délais-
sement et l'abandon général où elle se trou-
voit alors.
La Suède, quoiqu'elle eût changé sa forme de
gouvernement, navoit point gagné des forces
nouvelles. La balance de son commerce lui
étoit défavorable ; elle ne recevoit point de sub-
sides de la France 5 aussi avoit-elle à peine les
moyens de se défendre, et se trouvoit-elle hors
d'état d'attaquer personne. Le Danemark avoit
• une bonne flotte et 3 0,000 soldats ; mais sa foi-
blesse le mettoit presque de niveau avec la
Suéde. Le roi de Sardaigne se trouvoit comme
garotté par l'alliance de la France et de l'Au-
triche ; il ne pouvoit rien par lui-même ; il
îie pouvoit figurer qu'avec le secours d'un
allié puissant, de sorte que dans l'état ac-
tuel des choses on ne devoit pas le mettre au
dessus de la Suéde et du Danemarck. La Po-
logne, pleine de têtes remuantes mais légères ,
n'entretenoit que 14,000 hommes, et ses finan-
ces n'étoient pas même suffisantes pour mettre
en a61ion ce petit nombre de troupes. Le
ministre de Russie gouvernoit ce royaume au
nom de l'Impératrice, à peu près comme au-
jusqu'à 1778. CHAP. IV. 215
trefois les Proconsuls romains gouvernoient
les provinces de l'empire. Il ne s'agissoit donc .
point réellement de ce qu'on pensoit ou pro-
jetoit à Varsovie; il suffisoit de savoir ce qu'on
avoit résolu à Péterbourg, pour porter son ju-
gement sur la Pologne.
La Prusse avoit joui de quelque tranquillité
pendant cette paix; attentive aux projets que
forgeoient ses voisins, mais ne se mêlant direc-
tement d'aucune affaire, elle s'étoit appliquée
principalement à rétablir ses provinces ruinées.
La population avoit pris des accroissemens
considérables; les revenus de l'Etat se trou-
voient augmentés de plus d'un quart de ce
qu'ils étoient en. 1756; l'armée étoit entière-
ment rétablie, et depuis l'année 1774 ^^ ^^^
entretenoit 186,000 hommes, bien disciplinés
et qu'il pouvoit mettre en a61ion d'un jour à
l'autre. Ses forteresses étoient poiu' la plupart
achevées et en bon état , ses magasins remplis
pour une campagne, et il avoit des sommes
assez considérables en réserve pour soutenir
seul la guerre pendant quelques années. La
Russie étoit l'unique alliée de la Prusse. Cette
liaison auroit été suffisante, si l'on n'avoit pas eu
04
2l6 MEMOIHES DE I775.
lieu de craindre qu'une nouvelle guerre en
Crimée n'empêchât Vimpératrice de Russie de
fournir au Roi les secours qu'elle lui devoit se-
lon les traités. . D'ailleurs la cour de Berlin
ayant ménagé toutes les puissances , n'étoit
brouillée avec aucune ; mais les soupçons que
donnoient les vues ambitieuses de l'Empereur,
faisoient pronostiquer avec certitude qu'au pre,
mier événement inattendu l'explosion de ce
volcan auroit lieu. Il s'étoit déjà élevé des
troubles dans l'Empire à l'occasion de la visita-
lion de la chambre impériale à Wetzlar. Ce
tribunal de justice ayant très-injustement rem-
pli ses fondions , occasionna les plaintes de
nomibre de princes qui souflroient de ses pré-
varications. La cour de Vienne, loin de punir
ou de chasser les coupables, (qui étoient ses
créatures.) s'obstinoit à les soutenir. Le roi de
Prusse et le roi d'Angleterre, comme Electeurs,
avec un parti considérable, contraignirent les
Autrichiens à céder sur plusieurs points. Enfin
de quelque côté qu'on jetât ses regards, onvo-
yoit la tranquillité de l'Europe sur le point
d'être troublée. Pour ne point agir inconsidé-
rément pendant ces conjondures critiques, il
jusqu'à 1778. CHAP; IV. 217
ëtoit nécessaire que la Prusse s'entendît avec
d'autres puissances , et quelle sût au vrai dans
quelles dispositions se trouvoit la France. Les
anciennes liaisons de la cour de Berlin et de
celle de Versailles étoient rompues depuis l'an-
née 1736. La guerre qui se faisoit alors , l'en-
thousiasme des François pour l'Autriche, les
efforts qu'ils firent pour écraser le roi de Prusse,
(expression qu'ils avoient souvent employée,)
enfin l'animosité qui s'en étoit ensuivie, n'a-
voient pas rapproché les esprits. Ces sortes de
plaies sont trop douloureuses pour pouvoir se
consolider promptement. Après la paix de 1 7 63
l'animosité se tourna en froideur; ensuite la
cour de Berlin s'unit par des traités à celle de
Péterbourg , et comme l'impératrice de Russie
n'aimoit pas la France , le roi de Prusse ne
pouvoit alors , s'il vouloit ménager son unique
alliée, se rapprocher trop des François. Ce
fut par cette raison que Mr de Guines, créature
deChoiseul et ministre de la cour de Versailles
à Berlin, put d'autant moins pousser avec suc-
cès ses négociations, que dès l'année i 770 les
affaires de Pologne commençoient à s'agiter,
et que le Roi ne pouvoit en même temps être
2l8 MÉMOIRES DE 1775-
du parti des Russes, qui soutenoient le roi
Foniatowsky , et de celui des François, qui
appuyoient la confédération de Bar. Bientôt
après survinrent les incidens qui produisirent
le partage de la Pologne dont nous avons par-
lé précédemment , et dès-lors plus que jamais
toute intimité avec la cour de Versailles fut
interdite. Outre ces obstacles que nous venons
d'exposer , il y avoit de plus l'alliance qui sub-
sistoit entre la France et l'Autriche, qui met-
toit des entraves encore plus considérables à
toute liaison qu'on auroit pu contrarier avec
la France; vu qu'aussi long-temps que ce traité
subsistoit, elle ne pouvoit sans l'enfreindre en-
trer dans les vues de la cour de Berlin. Mais
comme vers l'année 1777 toutes les affaires de
la Pologne furent terminées, et que le théâtre
de la politique présentoit des décorations nou-
velles; qu'outre cela un nouveau Roi et d'au-
tres mijiistres gouvernoient la France, il y eut
dès-lors moyen de rapprocher les cours de
Péterbourg et de Versailles, parce que les mê-
mes atieurs ne subsistoient plus. Le ressenti-
ment de l'impératrice de Russie ne pouvoit
pas s'étendre sur leurs successeurs.
MEMOIRES
DE
LA GUERRE DE 1778,
221
MÉMOIRES
e la guerre de 177
x\près avoir exposé comment se fit le par-
tage de la Poloî^ne entre la Russie, l'Autriche
et la Prusse, nous crûmes que ce seroitle der-
nier événement remarquable du règne du Roi;
cependant le destin, qui se joue de la pré-
voyance humaine , en ordonna autrement. La
mort soudaine d'un Prince, qui ne paroissoit
ni apparente, ni prochaine, troubla subitement
la tranquillité dont jouissoit TEurope. L'E-
leûeur de Bavière prend la petite vérole , et
la nouvelle de son décès arrive lors même que
celle de sa guérison rendoit l'espérance à tous
ceux qui s'intéressoient à sa conservation. Dès-
lors la guerre devint presque inévitable j car
l'on fut instruit que la cour impériale et le
jeune Empereur Joseph avoient formé le pro-
jet d'envahir la Bavière à la mort de l'Elefleur.
222 MEMOIRES
Ce dessein avoit été conçu par l'Empereur
François , qui pour y donner quelq^ue appa-
rence de justice, avoit fait épouser à son fils la
soeur de l'Eleélcur de Bavière, pour acquérir
le droit de revendiquer Théritage allodial de
cette succession j mais cette Princesse étant
morte sans lignée, ce prétexte ne pouvoitplus
servir. La cour impériale n'ayant de prétention
ni légitime, ni apparente sur cet éledorat, se
servit de certains anciens documens , et des
droits de suzeraineté qu'elle croyoit avoir
comme roi de Bohème sur les fiefs de la Ba-
vière. Elle avoit d'avance gagné tous les mini-
stres de l'Elefteur palatin et ce prince même ,
auquel elle promit des établissemens avanta-
geux pour ses enfans naturels , pourvu qu'il
leur sacrifiât ses successeurs légitimes, à la tête
desquels étoit le duc de Deuxponts. A peine ap-
prit-on à Vienne la mort de l'élefteur de Bavière
que le conseil s'assembla; l'Empereur proposa
d'envahir la Bavière 5 Tlmpératrice-Reine con-
sentit avec répugnance à une démarche aussi
violente , ou plutôt elle se laissa entraîner à la
persuasion du prince Kaunitz, qui l'assura que
cet événement n'auroit point de suites, et que
DE LA GUERRE DE 1778. 223
l'Europe consternée ou léthargique n'oseroit
pas traverser l'Empereur dans une entreprise-
aussi hardie que décisive. D'abord 16 batail-
lons, Qo escadrons et 80 canons se mettent en
marche. L'Electeur palatin, qui étoit à Munich,
pâlit à cette nouvelle; et il signe une conven-
tion, en abandonnant les deux tiers de la Ba-
vière aux désirs des Autrichiens- Cette action
violente se répandit partout. L'Empereur s'étoit
trop découvert pour que l'Europe ne jugeât pas
de ce qu'annonçoit de suites une ambition aussi
forte. Dans ce moment de crise il falloit pren-
dre un parti, ou celui de s'opposer avec vigueur
à ce torrent, qui alloit se déborder, si rien ne
i'arrêtoit, ou il falloit que tout prince de l'Em-
pire renonçât aux privilèges de sa liberté,
parce qu'en demeurant dans l'inaClion, le corps
germanique sembloit approuver tacitement le
droit que l'Empereur vouloit s'arroger de dis-
poser despotiquement des successions qui
viendroient à vaquer, ce qui tendoit au ren-
versement général des lois , des traités , des
confraternités et des privilèges qui assuroient
les possessions de ces princes. Toutes ces fu-
nestes conséquences n'avoient point échappé à
2 24 MEMOIRES
la pénétration du Roi ; mais avant que d'en ve-
nir aux remèdes violens, il y avoit des arran-
gemens préalables à prendre ; il falloit que le
prince de Deuxponts protestât contre le traité
de Munich ; que la Saxe réclamât l'assistance
du Roi pour sa succession allodiale ; mais
surtout que l'on pressentît les cours de Ver-
sailles et de Péterbourg, afin de pénétrer leur
façon de penser, et d'être sûr à quoi onpou-
voit s'attendre de leur part. L'Ele£ieur de
Saxe s'adressa le premier au Roi, après s'être
vainement adressé à la cour de Vienne, dont
la hauteur ne daigna pas même l'honorer d'u-
ne réponse , parce qu'ayant presque entière-
ment dépouillé l'Elefteur palatin , ce prince
se trouvoit hors d'état de satisfaire la Saxe sur
ce qu'elle exigeoit de la succession allodiale.
La cour de Vienne, qui d'autre part agissoit
avec plus de précipitation que de prudence ,
avoit négligé de s'assurer du Prince de Deux-
ponts, légitime successeur de l'Elefteur pala-
tin , dont l'accession étoit absolument néces-
saire pour rendre le traité de Munich valable.
Elle avoit de plus traité cette affaire avec
si peu de secret et de ménagement, que
toutes
DE LA GUERRE DE 1778. 225
toutes ses démarches étoient connues depuis
dix ans qu'elle couvoit ce projet. C'est ce qui
engagea le Roi à envoyer le comte de Goertz
incognito à Munich, où il arriva à point nom-
mé, pour arrêter le prince de Deuxponts au
bord du précipice où il alloit s'abymer. Le
comte de Goertz lui représenta qu'il ne gagne-
roit rien en ratifiant le traité de son oncle , au
lieu qu'en protestant contre l'illégalité de cet
acte , il conservoit l'espérance de se faire resti-
tuer une partie du cercle de Bavière^, que l'é-
lecteur Palatin avoit abandonnée à l'Autriche,
La force de la vérité se fit sentir à ce jeune
prince et sa protestation parut peu de temps
après; il écrivit en même temps au Roi, pour
lui demander son appui et son assistance.
Dès lors cette afïaire commença à prendre une
forme régulière. La cour de Berlin, chargée des
intérêts de l'électeur de Saxe et du prince de
Deuxponts, trouva des motifs sufïisans pour en-
tamer une négociation avec la cour de Vienne
touchant la succession de la Bavière. C'étoient
des escarmouches politiques , qui donnoient
le temps de s'instruire foncièrement du parti
que la France prendroit, et de ce qu'on pensoit
Tome V» P
226 MÉMOIRES
à Péterbourg. Sous prétexte d'un^ ignorance
affectée , on deniandoit à la cour de Vienne
des éclaircissemens sur les droits qu'elle pré-
tendoit avoir sur la Bavière ; l'on exposoit ses
doutes ; on alk'guoit le droit public , et ce
que les lois et les coutumes avoient d'opposé
à ces prétentions ; l'on rappeloit les articles
formels du traité de Westphalie qui régloient
cette succession 5 enfin l'on mettoit la cour im-
périale dans des embarras d'autant plus grands,
qu'étant surprise par la mort inopinée de l'é-
lecteur de Bavière, elle avoit manqué de temps
pour donner à son usurpation des couleurs ap-
parentes, qui pussent en imposer; aussi ses
défenses furent-elles si foibles et si mauvaises,
qu'on les réfuta facilement. Dans ce conflit des
plus grandes affaires , le Roi se trouvoit plus
gêné par la position actuelle des puissances
prépondérantes que par celle des Auti'ichiens.
La France étoit liée à l'Autriche par le traité de
Versailles; s'étoit-elle arrangée ou non avec
l'Empereur? Ce prince lui avoit- il promis
des cessions en Flandre , pour qu'elle consen-
tît à l'usurpation de la Bavière ? Préféreroit-
elle à la garantie du traité de Westphalie le
DE LA GUERRE DE 1778. 227
traité de Versailles ? Enfin dans les démêlés qui
s'annonçoient, demeureroit- elle neutre , oU
bien assisteroit-elle l'Autriche? Il étoit de la
dernière importance d'avoir des notions sûres
sur tous ces points , pour ne point se précipi-
ter dans une entreprise, sans en prévoir les
suites. Tous ces points furent développés suc-
cessivement à Versailles; l'on connut que le
ministère désapprouvoit intérieurement la
conduite desAutrichiens; que par ménagement
pour la reine de France, fille de Marie Thé-
rèse , on ne se déclareroit point contre l'Em-
pereur, mais aussi qu'on ne se départiroit pas
de la garantie de la paix de Westphalie. Cela
vouloit dire que la France se proposoit de
conserver la neutralité; ce qui paroissoit un
bien petit rôle pour une aussi grande puissance,
qui du temps de Louis XIV avoit fixé les yeux
de l'Europe étonnée : mais bien des raisons
motivoient cette conduite. Le poids des dettes
énormes dont le royaume étoit chargé, et
qui en l'augmentant menaçoit d'une banque-
route générale ; l'âge de Mr de Maurepas, qui
touchoit à son seizième lustre ; l'éloignement
que la nation françoise avoit pour une guerre
P 2
2Cj8 mémoires
en Allemagne , fortifié par le peu de réputation
que les armées françoises avoient acquise dans
leurs dernières campagnes contre les alliés que
le prince Ferdinand deBronswic commandoit;
les engagemens que la France avoit pris avec
les colonies angloises de l'Amérique , qui l'o-
bligeoient à soutenir leur indépendance , et
cela dans un moment où elle avoit résolu de
déclarer par mer la guerre à la Grande Bre-
tagne. Pour armer tant de vaisseaux l'on tra-
o
vailloit dans tous les chantiers. Tout l'araent
que l'industrie pouvoit ramasser , étoit destiné
pour la flotte, et il ne restoit rien pour d'autres
opérations. Cet état d'impuissance nempê-
choit pas le ministère de voir avec chagrin les
pas audacieux du jeune Empereur pour s'ache-
miner au despotisme. Il faisoit de la Bavière
une galerie pour s'approcher de l'Alsace et de
la Lorraine ; il se frayoit en même temps un
chemin en Lombardie , projet dont le roi de
Sardaigne appréhendoit le contrecoup, et dont
ilportoitdes plaintes amères en France. Toutes
ces différentes idées, tous ces motifs résumés
inettoient le ministère de Versailles dans des
^entimens favorables pour le roi de Prusse j
BE LA GUEPcRE DE 1778. 22g
parce qu'il étoit bien aise que quelque puis-
sance que ce fût s'opposât à l'ambition déme-
surée d'un jeune Prince qui pouvoit pousser
ses projets d'agrandissement bien loin, s'il
n'étoit arrêté au commencement de sa course.
La France demeuroit dans une espèce d'apa-
thie, et elle voyoit en même temps les deux
plus puissans princes d'Allemagne s'afïoiblir
réciproquement.
Telles étoient les dispositions de la cour de
Versailles, sur lesquelles on pouvoit compter.
Il restoit à pénétrer avec le même soin quelles
étoient les vues et les sentimens de la cour de
Péterbourg. L'impératrice de Russie étoit l'al-
liée du roi de Prusse; mais elle se trouvoit à
la veille d'une nouvelle guerre avec la Porte,
ce qui devoit la gêner, en lui ôtant les moyens
de remplir ses engagemens envers la Prusse. II
étoit facile de prévoir que les Autrichiens met-
troient la ruse en oeuvre , pour accélérer les
hostilités entre les Russes et les Turcs ; c'étoit
une diversion, qui en occupant ailleurs la cour
de Péterbourg, l'empêcheroit de fournir des
secours aux Prussiens, et donneroit par consé-
quent beau jeu aux vastes desseins de l'Empe-
P 3
230 MEMOIRES
reur. Il ctoit important pour les Prussiens de
prévenir la cour de Vienne, et de contrecarer
les intrig.ues qu'elle se préparoit à mettre en
oeuvre à Constantinople. Ce fut à cette fin
que le Roi eut recours aux bons offices de la
France auprès de la Porte. La cour de Ver-
sailles s'en chargea, et l'on verra par la suite de
ces mémoires que ses soins ne furent pas sans
effet. La négociation des François fut secon-
dée par un fléau épouvantable ; une peste plus
maligne qu'à l'ordinaire affligea la ville de
Constantinople , où elle fit de terribles ravages,
et en pénétrant dans l'intérieur dti sérail ,
obligea le grand Seigneur à se réfugier dans
une de ses maisons de plaisance à quelque
distance de la capitale. Une calamité aussi
générale inspira à cette nation des sentimens
plus pacifiques; elle rallentit l'esprit remuant
et inquiet de Hassan Bâcha, grand -amiral de
la Porte, qui étoit le vrai promoteur de la
guerre que le Grand-Seigneur méditoit contre
la Russie; ce qui applanissoit le chemin aux
insinuations pacificj[ues des François. Quoique
ces différentes mesures levassent bien des ob-
stacles 5 il restoit encore d'autres difficultés à
BE LA GUERRE DE 1778. 23I
surmonter, pour que tout fût applani. Ces
difficultés venoient des ministres de Russie,
qui avoient peu ou point d'idée du système
germanique. Néanmoins la cour de Pétera
bourg fut convaincue de l'injustice des procé*
dés de l'Empereur, et comprit que ce prince,
qui ne devoit être que le chef de l'Empire,
aspiroit à s'en rendre le despote.
On nésocioit donc ainsi dans toutes le?
cours de l'Europe, tandis qu'à Vienne on s'ap-
percevoit par les mémoires que le baron de
Riedesel présentoit au nom de la Prusse, que
touchant la succession de Bavière on raison-
noit à Berlin sur des principes tout opposés à
ceux de la cour impériale. Cette covu' en conçut
des soupçons, et se doutant que les choses
pourroient en venir à une brouillerie ouverte^
dès le commencement de Mars elle résolut de
rassembler ses forces en Bohème. Les ordres
furent donnés aux régimens d'Italie , à ceux
de Hongrie et à ceux de la Flandre, de hâter
leur marche pour s'y rendre. Or dès qu'une
armée aussi nombreuse s'assemble sur les fron-
tières d'une province , la sûreté de l'état exige
qu'on se mette également en force, pour ne-
p 4
232 MÉMOIRES
pas recevoir la loi de son voisin. Ces considé-
rations engagèrent le Roi à mettre ses troupes
en mouvement, pour former deux armées,
chacune de 80,000 hommes. L'une, sous les
ordres du prince Henri, fut destinée à s'as-
sembler aux environs de Berlin, pour être à
portée de joindre promptement les Saxons,
au cas que l'Empereur tentât de faire une in-
vasion en Saxe. L'autre armée , à la tête de
laquelle le Roi avoit résolu de se mettre ,
avoit son rendez-vous en Silésie. Sa Majesté
partit de Berlin le 4 d'Avril pour Breslau,
d'où elle se rendit à Frankenstein , où les
troupes de Silésie arrivèrent le même jour.
Cela formoit un corps de 3o,ooo hommes,
avec lesquels il falloit étabUr une défensive,
pour attendre que les Prussiens , les Poméra-
niens, et ceux de la Marche électorale eussent
le temps de les joindre. Dans cette vue on
prépara un camp retranché dans le comté de
Glatz sur les hauteurs de Pischkowitz , dont
la gauche étoit flanquée par les canons de la
forteresse et couverte par le ruisseau de la
Steina, duquel par le moyen d'une écluse
on avoit formé une inondation.
DE LA GUERRE DE 1778. 233
Tandis qu'on s'occupoit de ces préparatifs,
arriva un courrier de l'Empereur, chargé de
lettres pour le Pvoi. '•*') Elles contenoient de ces
lieux communs values sur le désir de main-
tenir la paix et de mieux s'entendre. Le Roi
y répondit avec toute la politesse convenable,
insinuant à l'Empereur, qu'en limitant ses
prétentions sur la Bavière il étoit maître de
conserver la paix, et que sa modération lui
feroit plus d'honneur que ne pourroient faire
les plus brillantes conquêtes. Bientôt le cour-
rier revint avec une autre lettre, dans laquelle
l'Empereur voulut justifier ses droits. Elle fut
réfutée par des argumens tirés du droit féodal,
des pactes de famille, et du traité de West-
phalie ; enfin un troisième courrier succéda aux
précedensj l'Empereur, faisant semblant de se
relâcher , proposoit une négociation qui fût
confiée au comte de Cobenzl, ministre de
Vienne à Berlin. Le Roi comprit bien que l'Em-
pereur vouloit gagner du temps , pour assem-
bler toutes ses troupes en Bohème, pour for-
tifier tous les postes qu'il prétendoit occuper,
♦) La copie de ces lettres se trouve à la fin de ces mé-
moires.
234 MEMOIRES
et pour ramasser les chevaux d'artillerie, de
bagage et de vivres , qui maiiquoient encore à
son armée ; mais comme il importoit de mon-
trer de la modération dans cette affaire, pour
ne point choquer la France et la Russie, le Roi
consentit à cette négociation, quoiqu'il fût fa-
cile de prévoir quelle en seroit l'issue. Les Au-
trichiens étalèrent toutes leurs mauvaises preu-
ves, qui furent réfutées d'une façon victorieuse
par les ministres prussiens , sans que la cour de
Vienne voulût se désister le moins du monde
de ses usurpations ; enfin pour terminer cette
plaidoirie infructueuse, l'on déclara pour l'z^/-
timatum^ que si les Autrichiens ne consentoient
pas à restituer la plus grande partie de la Ba-
vière à l'électeur Palatin , on prendroit ce re-
fus pour une déclaration de guerre. C'étoit ce
que désiroit l'Empereur; il aspiroit à se rendre
indépendant de l'Impératrice sa mère, par le
commandement des armées et par l'éclat qu'il
espéroit d'obtenir par ses succès; toutefois il a
paru par la suite des événemens que ses com-
binaisons n'étoient ni justes ni exactes. Il
étoit haï de la noblesse , laquelle l'accusoit
d'avoir le dessein de la rabaisser.
DE LA GUERRE DE 1778. 235
Dés le 4 de Mai les armées , tant celle de
Silésie que celle de Saxe, étoieut formées; la
négociation de Berlin se rompit le 4 Juillet, et
le 6 tontes les troupes se mirent en marche.
Pour mieux cacher ses desseins , l'armée de la
Silésie cantonnoit dans une espèce de coude
depuis Reichenbach , Frankenstein jusqu'à
Neisse. Par cette position il étoit impossible
que l'ennemi pût deviner si les forces du Roi
se porteroient vers la Moravie , ou en Bohème.
L'armée impériale avoit un corps de 3 0,000
hommes en Moravie , commandé par le prince
de Teschen. Ce corps étoit retranché près de
Heydepihsch sur les bords de la Mora, pour
couvrir Olmutz. L'armée de l'Empereur étoit
derrière l'Elbe dans des fortifications inexpu-
gnables , depuis Koenigsgraetz jusqu'à la petite
ville d'Arnau. Le corps du maréchal de Lau-
don , de 40 à 3o,ooo hommes, garnissoit les
postes de Reichenberg , Gabol et Schlukenau
vers la Lusace ; le gros de son monde étoit
entre Leutmeritz, Lovv^ositz, Dux et Toeplitz.
Le projet de campagne que le Roi avoit for-
mé, étoit bien différent de celui qu'il lui fallut
exécuter. Il se proposoit de porter la guerre ^
236 MÉMOIRES
en Moravie, de laisser environ 20,000 hommes
pour couvrir le comté de Glatz et les passages
de Landshut, de tourner le poste de Heyde-
piltsch, (ce qui étoit faisable,) d'engager une af-
faire avec les Auti'ichiens et si le succès en étoit
heureux, d'envoyer un détachement de q 0,000
hommes derrière la Morava droit à Presbourg,
par où l'on gagnoit le pont du Danube qui s'y
trouve, l'on coupoit l'armée impériale de tous
les vivres qu'elle tiroit de la Hongrie, et en
faisant de là des incursions vers Vienne , on
obligeoit la cour pour sa propre sûreté d'attirer
une partie de ses troupes à l'autre côté du Da-
nube pour couvrir la capitale , de sorte que
l'affoiblissement des armées de Bohème auroit
donné beau jeu au prince Henri et auroit fa-
cilité toutes les opérations de sa campagne.
Quelque avantageux que fût ce projet, le
Roi fut obligé de s'en désister par les raisons
suivantes : en premier lieu les Autrichiens ne
laissèrent qu'environ 10,000 hommes en Mo-
ravie ; le reste , commandé par le prince de Te-
schen, joignit l'Empereur auprès de Jaromirs.
Il résultoit de là que si le Roi entroit en Mo-
ravie avec 60,000 hommes , toute l'armée de
DE LA GUERIIE DE 1778. 237
l'Empereur, portée à 80,000 combattans,auroit
tenté une diversion dans la basse Silésie, contre
laquelle les troupes , dont on destinoit le com-
mandement au général Wunsch 5 auroient été
trop inférieures en nombre pour y pouvoir ré-
sister; ce qui auroit mis le Roi dans l'obligation
d'abandonner Tofiénsive dans la haute Silésie,
poiu' courir défendre le comté de Glatz ou les
montagnes de Landshut: en second lieu, la
raison principale qui détermina pour l'entrée
en Bohème , fut que l'électeur de Saxe crai-
gnoit que les Autrichiens ne fissent une inva-
sion dans ses états, et ne prissentDresde, avant
que les Prussiens pussent arriver à son secours.
Il falloit empêcher l'Empereur d'exécuter ce
dessein au cas qu il l'eût conçu ; car il en au-
roit résulté que l'électeur de Saxe accablé au-
roit pu être forcé à changer de parti, ou au
moins qu'au lieu d'établir le théâtre de la
guerre en Bohème, on l'auroit par mal-adresse
établi en Saxe. Il fallut donc que le Roi en-
trât en Bohème avec ses forces principales ,
pour se présenter vis-à-vis de l'Empereur, et
l'empêcher de renforcer le corps du maréchal
Laudon, qui sans secours étoit trop foible pour
;îi38 MÉMOIRES
*
g'opposer aux entreprises du prince Henri;
mais d'autre part Ton ne pouvoit pas laisser la
haute Silésie sans défense, et il falloit opposer
des troupes au général Ellerichshausen, qui se
Tenoit dans le camp de Heydepiltsch derrière
la Mora. Ce furent Mrs de Stutterheim et de
Werner que l'on chargea de ce commande-
ment, avec environ 10,000 hommes. Voici
comment le projet sur la Bohème s'exécuta.
L'armée de Silésie entra dans le comté de
Glatz ; Tavant-garde occupa le poste important
du Raschberg, d'où elle se porta sur Nachod,
le reste de l'armée suivant l'arrière-o-arde. Le
7 Juillet le Roi fit une reconnoissance à la
tête de 3o escadrons de dragons et de housards.
Pour qu'on se fasse une idée nette de la po-
sition de l'ennemi, il faut savoir que les Autri-
chiens avoient assez bien fortifié la ville de Koe-
iiigsgraetz pour cju'au moins elle pût soutenir
un siège de quelques semaines j k quoi contri-
buoit principalement le confluent de l'Adler et
de l'Elbe , au moyen duquel ils avoient formé
des inondations difficiles à saigner. Cette ville
o
faisoit l'appui de la droite de leur camp. Au
delà de l'Elbe et pràs de Koenigsgraetz campoit
DE LA GUERRE DE 1778. 23g
un corps de grenadiers et quelque cavalerie
dans des ouvrages qui ressembloient plutôt à
une ville fortifiée qu'à des retranchemens de
campagne. De Semonitz à Schurz s'étendoit un
autre corps environ de 30,000 hommes, cou-
verts par des fossés de 8 pieds de profondeur,
de i(S de large, bien fraisés et palissadées, et
par surcroît entourés de chevaux de frise qui
lioient ensemble les ouvrages séparés; plus loin
s'élevoitla hauteur de Kukus, qui commandant
ces bords -ci de l'Elbe s'étend de colline en
colline par Koenigssaal versArnau; d'où cette
chaîne de montagnes aboutit à Ilohenelbe , où
elle se joint et se confond avec les montagnes
que l'on nomme le Riesengebirge. Tous les
passages de TElbe étoient défendus par de
triples redoutes. L'ennemi avoit fait des abatis
d'arbres aux sommets de ces monta2;nes cou-
vertes de bois , derrière lesquels campoient 40
bataillons de la réservCjpour porter de prompts
secours aux lieux que les Prussiens auroient la
témérité d'attaquer, au cas qu'il fût possible
d'emporter successivement ce nombre de re-
doutes et d'ouvrages munis de i,3oo canons en
batterie. Ajoutez à tant de difficultés la plus
240 MEMOIRES
considérable, et qui empêchoit absolument
de tenter le passage de l'Elbe, c'est que depuis
Jaromirs jusqu'aux hautes montagnes le lit de
la rivière est bordé à chaque rive de rochers
de douze et plus de pieds de hauteur; ce qui
empêche d'y jeter des ponts et de la franchir
en d'autres lieux que ceux où ses ponts sont
déjà établis. L'ennemi s'étoit principalement
attaché à fortifier ces passages , dont une sur-
abondance d'ouvrages rendoit l'approche im-
praticable.
Quelque imposant que fût l'aspect de ce
camp formidable , on se flatta pourtant durant
les premiers jours de gagner par adresse ce
qu'on ne pouvoit emporter par la force. L'on
avoit dessein d'opposer à la partie de l'armée
autrichienne campée entre Jaromirs etSchurz
un corps de troupes capable de la tenir en re-
spect; on le destinoit en même temps à faire
de fausses attaques d'un côté sur le village de
Hermannitz et de l'autre sur Koenigssaal, tandis
que le gros de l'armée seglisseroit par la vallée
de Sylva, passeroit la nuit l'Elbe au village de
Werdeck, enfileroit le chemin de Prausnitz
pour gagner les hauteurs de Schwitschin, qui
étant
DE LA GUERRE DE 1778. 2^1
étant les plus hautes, dominoient toute la con-
trée, & le camp même de l'ennemi. S'il avoit
été possible aux Prussiens de s'y établir, ils
coupoient l'aile droite des impériaux de l'aile
gauche , les obligeoient à combattre à leur dés-
avantage, ou bien à se retirer plus honteuse-
ment encore. En conséquence de ce projet le
Roi se campa à Welsdorf avec Q5 bataillons
seulement et 60 escadrons. C'étoit ce corps
qui devoit masquer les mouvemens de la gran-
de armée. Celle-là demeura dans le poste de
Nachod, d'où il étoit plus facile de la faire
manoeuvrer, soit sur la droite , soit à la gauche
principalement de cette avant-garde. Comme
il étoit nécessaire de reconnoître exactement la
position de l'ennemi, pour s'assurer si le plan
dT)nt nous avons parlé pouvoit s'exécuter, ou
s'il étoit de nature à être rejeté, l'on déguisa
les reconnoissances sous difiérens prétextes ap-
parens ; tantôt on donnoit l'alarme à quelque
quartier de l'ennemi, quelquefois on enga£[eoit
des escarmouches avec ses postes avancés; le
plus souvent on fourrageoit sous son canon.
Ce fut dans les différentes occasions que four-
nirent ces petites opérations de guerre, qu'en
Tome V. Q
242 MEMOIRES
s'apprcchant de Koenigssaal et du village de
Werdeck , on découvrit auprès de Prausnitzun
camp fort à peu près de sept bataillons, et der-
rière ce poste sur la croupe du mont de Schwit-
schin un autre corps d'environ quatre batail-
lons. Ces précautions de l'ennemi mettant des
obstacles insurm.ontables aux desseins qu'on
avoit formes, mirent le Roi dans la nécessité d'y
renoncer, pour imaginer d'autres expédiens.
La distribution des troupes étoit bonne autant
qu'on pcuvoit exécuter le premier projet; elle
pouvoit à la longue devenir vicieuse, si Ton se
contentoit d'un si foible corps pour l'opposer
à toutes les forces de l'Empereur. La distribu-
tion de l'armée fut donc changée; 40 bataillons
formèrent le camp de Welsdorf ; le lieutenant
général Bulow fut placé avec quelques batail-
lons et 30 escadrons; à Smirsitz ; le général
Falkenliayn au défilé de Kovvalkowitz , cjui
étoit derrière l'armée ; le général Wunsch aVec
Q.O bataillons à Nachod , pour couvrir les
convois de l'armée , et le général Anhalt avec
iQ bataillons et 20 escadrons tout -à -fait sur la
droite de l'armée à Pilnikau vis-à-vis d'Ar-
nau et de Neuschloss ; mais sa communica-
DE LA GUERRE DE I778. 243
tion étoit assurée avec l'armée du Roi par la
forêt de Sylva, où les Prussiens avoient des
postes.
Tandis que ces mouvemens se faisoient en
Bohème , et que l'armée de l'Empereur étoit si
occupée d'elle-même, que la crainte d'être at-
taqué d'un mioment à l'autre, écarioit toute
pensée de détacher vers le maréchal Laudon, le
})rince Henri gagna Dresde sans opposition ; de
là il poussa des détachemens en Bohème à la
rive gauche de l'Elbe ; mais par une manoeuvre
assez leste, quoique difficile, il se porta en Lu-
sace , laissant le général Platen à la tête d'en-
viron '20,000 hommes pour couvrir Dresde ; et
18,000 Saxons s'étant joints à ses troupes, ce
prince se porta en Bohème par différens corps,
qui tournant et attaquant les détachemens que
l'ennemi avoit à Schlukenau , Rumbourg et
Gabel, les dépostèrent et leur prirent 1500
hommes et 6 canons. S. A. R. fit fortifier les
environs de Gabel, dont la défense fut confiée
aux Saxons, et s'avança avec le gros de l'armée
à Nimes, où elle se posta dans un camp d'une
forte assiette. Ce coup, auquel les impériaux
n'étoient point préparés , • dérangea tout le
244 MEMOIRES
projet de leur défensive. Le maréchal Laudon
abandonna avec précipitation les postes d'Aus-
sig et de Dux , mais ce qui doit surprendre d'a-
vantage , ses fortifications de Leutmeritz , avec
le magasin qui s'y trouvoit. Le général de
Platen profita avec célérité de cette faute ; il
prit Leutmeritz, s'avança vers Budin sur l'Egra ,
et poussa son avant- garde jusqu'à Welwarn ,
qui n'est qu'à trois milles de Prague. L'alarme
et la consternation se répandirent dans cette
grande ville ; la ];)remière noblesse , qui s'y étoit
rassemblée , se sauva , et la capitale resta quel-
ques jours comme déserte. Le maréchal Lau-
don ayant , comme nous l'avons rapporté 5
abandonné toute la rive gauche de l'Elbe , ne
se crut en sûreté qu'à Munchengraetz auprès de
Jung- Bunzlau ; et comme les ennemis avoient
tout à craindre pour l'armée de l'Empereur,
le maréchal de Laudon garnit de gros détache-
mens tout le cours de l'Iser , qui coule ou
entre des rochers , ou entre des marais. Dans
la haute Silésie les Prussiens avoient surpris
dans leur camp de Heydepiltsch deux régimens
de dragons impériaux et les avoient presque
ruinés.
DE LA GUERRE DE 1778. 245
Ce fut dans ces circonstances, où la guerre
étoit bien décidée, où les Prussiens avoient déjà
quelques avantages , où dans le royaume de
Bohème quatre grandes armées étoient en action
les unes contre les autres , c|u'arriva à Welsdorf
un étranger, qui s'annonçant Secrétaire du
prince Gallizin , ministre de Russie à Vienne,
demande à parler au Roi. Ce foi-disant secré-
taire étoit le Sr Thugut, ci-devant ministre
de l'Empereur à Constantinople. Il étoit char-
gé d'une lettre de l'Impéiatrice- Reine pour le
Roi. Nous nous contentons d'en rapporter la
substance : l'Impératrice témoignoit son chagrin
des brouilleries et des troubles qui venoient
de naître ; l'appréhension qu elle avoit pour la
personne de l'Empereur; le désir de trouver
des tempéramens propres à concilier les esprits,
en priant le Roi d'entrer en explication sur ces
différens sujets. Le Sr Thugut prit ensuite la
parole, et dit au Roi qu'il seioit facile de s'en-
tendre, si l'on y procédoit de bonne foi. L'in-
tention des Autrichiens étoit de gagner ce prin-
ce par des offres si avantageuses , qu'elles le
fissent désister de fappui qu'il prêtoit à l'électeur
Palatin. Pour cet effet Thugut l'assura que sar
Q3
246 MÉMOIRES.
cour non seulemeut ne s'opposeroit point à sa
succession éventuelle des margraviats de Ba-
reuth et d'Anspach , mais qu'encore elle ofFroit
son appui à la Prusse pour le troc de ces mar-
graviats contre des provinces limitrophes du
Brandebourg , comme la Lusace , ou le Meck-
lenbourg, si le Roi le jugeoit conforme à ses
intérêts. Le Roi lui répondit que sa cour mê-
loit et confondoit ensemble des choses qui n'a-
voient aucune connexion , savoir sa succession
légitime et incontestable sur ces margraviats avec
l'usurpation de la Bavière, et l'intérêt de ses
Etats avec l'intérêt de l'Empire, dont il em-
brassoit la cause ; que si Ton vouloit s'entendre,
il étoit nécessaire que sa cour se désistât d'une
partie de la Bavière, et qu'on prît des mesures
pour qu'à l'avenir des actes d'un despotism.e
aussi violent ne troublassent plus la sécurité du
corps germanique , en ébranlant ses plus fermes
fondemens ; et qu'à l'égard de cette succession il
étoit bien éloigné de forcer un prince quelcon-
que à troquer ses Etats contre ces margraviats ;
enfin que si un troc pareil avoit lieu , il falloit
que ce fût de bon gré qu'il s'arrangeât. Le
Roi ajouta, que ceci ne s'étant traité que ver-
BE LA GUERRE DE I778. 247
balement, il vouloit bien, pour donner à l'Im-
pératrice des preuves évidentes de ses disposi-
tions pacifiques, minuter quelques articles prin-
cipaux , qui pourroient servir de base au traité
qu'on se proposoit de faire. Thugut s'oîlrit
pour secrétaire ; mais le Roi , qui ne se fioit ni
à son style, ni à ses intentions, les coucha lui-
même par écrit. Certainement l'Impératrice
Keine auroit bien gagné en les acceptant. La
cour de Russie nesVkoit point encore déclarée :
la France conseilloit à TAutriche de faire la.
paix ; mais ses avis avoient peu d'influence sur
^ l'esprit ardent du jeime Empereur , et sur le
génie impérieux d\i prince Kaunitz.
Voici le résumé de ce projet: Tlmpératrice
rendra la Bavière à l'électeur Palatin, à l'ex-
ception de Burghausen, des mines, et d'une par«
lie du haut Palatinat; le Danube sera libre;
llatisbonne ne sera plus bloquée par la posses-
sion de Stadt-am.-Hof ; la succession de ce pays
sera assurée aux héritiers lécritimes de la Ba-
vière; l'électeur de Saxe obtiendra du Palatin
\\ne somme d'argent pour les alicdiaux , et la
cour impériale lui cédera les droits qu'elle pré-
tend avoir sur tous les fiefs situés en Saxe; le
248 MÉMOIRES
duc de Mecklenbourg aura , en guise de dé-
dommagement pour ses prétentions en Bavière^
quelque fief vacant dans l'Empire ; la cour im-
périale ne chicanera plus le roi de Prusse pour
îa succession des margraviats ; la France , la
Russie et le corps germanique garantiront le
présent traité. Thugut partit pour Vienne avec
cette pièce ; il revint ensuite chargé d'une foule
de propositions insidieuses , dont le prince
Kaunitz l'avoit muni. Le Roi s'apperçut par la
forme que prenoit cette négociation , qu'elle
n'étoit pas de nature à pouvoir réussir ; il ne
lui convenoit uas d'ailleurs de traiter avec Mr
Thugut; ainsi il l'envoya au couvent de Brau-
nau 5 pour étaler ses talens devant le comte
Finck et le Sieur de Herzberg , ses ministres,
qui l'expédièrent infructueusement pour Vienne
quelques jours après. Tout ce qui s'étoit passé
dans cette négociation fut communiqué aux
ministres de la France et de la Russie , afin que
convaincus des procédés désintéressés de la
Prusse, ils ne se laissassent point prévenir par
les fausses expositions que leur en feroient les
ministres de Vienne. L'Impératrice Reine dé-
çiroit sincèrement la paix; son fils l'Empereur,
DE LA GUERRE DE 1778. 249
clont elle connoissoit l'ambition à la tête de ses
troupes 5 lui faisoit craindre la perte ou l'afïoi-
blissement de son autorité ; mais elle étoit mal
secondée par son ministre le prince Kaunitz,
qui par des vues assez communes aux courti-
sans s'attachoit plutôt à l'Empereur, dont la
jeunesse ouvroit une perspective plus brillante
à la famille de ce ministre que l'âge avancé
de l'Impératrice. Le sort des choses humaines
est d'aller ainsi; de petits intérêts décident des
plus grandes affaires. L'Empereur, instruit de
la négociation du Sr Thugut , en fut furieux ;
il écrivit à sa mère, que si elle vouloit faire la
paix 5 il ne retourneroit jamais à Vienne , et
s'établiroit à Aix-la-Chapelle, ou dans quelque
lieu que ce pût être, plutôt que cie s'appro-
cher jamais de sa personne. L'Impératrice avoit
fait venir le Grand duc de Toscane, quelle en-
voya aussitôt à l'armée, pour qu'il adoucît l'Em-
pereur son frère, et lui inspirât des sentiiTiens
plus pacihques. L'effet de cette entrevue fut
de brouiller les deux frères , qui jusqu'alors
avoient vécu en très - bonne intelligence.
Après avoir rendu compte de cette négo-
ciation et de tout ce qui s'y rapporte , il est
05'
9^0 MÉMOIRES
temps de reprendre la suite des opérations mi-
litaires de ces quatre armées qui s'observoient
en Bohème. Du côté où le Roi commandoit
la position de l'armée impériale avoit été ex-
actement reconnue de Koenigsgraetz jusqu'à la
ville d'Arnau ; restoit à savoir si au delà il y
avoit des troupes vers Hohenelbe et les hautes
montagnes. Le général Anhalt, qui , comme
nous l'avons dit , étoit détaché au delà de la
droite du camp aux villages de Bilnikau et de
Kottwitz , eut ordre d'envoyer des partis veïs
Langenau , et de s'y porter lui-même, pour
faire un rapport exact de ce qu'il auroit dé-
couvert. Il vit d'abord un camp fortifié der-
rière Neuschloss , et plus loin il ne trouva que
deux bataillons campés sur les hauteurs qui
couronnent la ville de Hohenelbe. Ce fait
bien constaté servit de base au nouveau projet
que le Roi forma , en portant vivement l'ar-
mée de ce côté. Là on pou voit forcer le pas-
sage de l'Elbe, que deux bataillons n'étoient
pas en état de défendre. Cette entreprise exé-
cutée, on devoit se flatter des succès les plus
brillans, surtout si le prince Pïenri s'avançoit
de Nimes sur l'Iser. Les deux armées prussien-
DE LA GUERRE' DE 1778. 251
nés se prêtant là main , elles se trouvoient sur
le flanc et à dos de l'armée de TEmpereiir, qui
nepouvoit se soutenir que par un combat , ou
qui se trouvant forcé d'abandonner ses retran-
chemens immenses, ne trouvoit point de po-
ste assuré que derrière les étangs de Gitschin,
où même sa position étoit tournable, ce qui
l'auroit réduit à se réfugier à Fardubitz , où il
étoit couvert par les étangs de Bohdanetz et le
courant de l'Elbe. Ce projet, quelque beau
qu'il fût , rencontroit de grandes difficultés dans
l'exécution. La première étoit celle des che-
mins creux et des défilés qu'il falloit traverser
pour arriver à l'Elbe , et lafTieux embarras de
traîner par ces chemins une artillerie nom^breu-
se; la seconde, de fournir l'armée de vivres;
quand on auroit passé l'Elbe, on auroit mené
le pain iusqua cinq milles au delà de ce fieu-
ve ; le manque de chevaux auroit en troisième
lieu rendu un transport plus éloigné impossible.
Tous ces obstacles, qui se préscntoient à l'es-
prit du Roi, lui firent résoudre daller au plus
sûr , et de cacher encore soigneusement ce pro-
jet, qu'il n'abandonna pas cependant; il ne
voulut donc point quitter son camp de Wels-
252 MEMOIRES
dorf avant d'avoir fourraaé radicalement toute
la contrée qui s'étend de l'Elbe à ses frontières
de Silés'e, d'autant plus que les Autrichiens
avoient forcé les habitans de s'enfuir avec tout
leur bétail au delà de l'Elbe; et le Roi gagnoit
au moins par là qu'il étoit impossible que les
Autrichiens tinssent l'hiver un corps considéra-
ble sur ses frontières; et inquiétassent ses troupes
dans leurs quartiers. Dès que tous les fourra-
ges furent consumés , le Roi marcha avec l'ar-
mée et prit le c imp de Burkersdorf , proche de
Sorr, où il y avoit 33 ans qu'il avoit gagné
une bataille sur les mêmes ennemis. Les Au-
trichiens ne firent pas sortir un homme de leurs
retranchemens à la poursuite de son armée , et
l'Empereur demeura immobile et dans son an-
cienne position derrière l'Elbe , sans même chi-
caner l'arrière - garde au terrible défilé de Ko-
walkowitz , où elle étoit obligée de passer. Mr
de Wunsch reprit son poste du Raschberg der-
rière Nachod. Le prince de Prusse occupa le
poste de Sorr à portée de celui de Pilnikau ,
où commandoit le prince héréditaire de Brons-
wic. On envoya quelques bataillons à Trau-
tenauj à Schazlar et à Landshut, pour assu-
DE LA GUERRE DE 1778. 253
rer les convois qui de là (Soient plus près
de Farmée. Tous ces mouvemens n'opérant
aucun changement dans la position où étoit
l'ennemi , Ton crut pouvoir exécuter le pro-
jet que le Roi avoit formé. A cette fin le
Prince héréditaire alla occuper avec son corps
la hauteur des Dreyhaeuser ; le prince de Prusse
le remplaça avec son détachement en s'établis-
sant à Pilnikau , et le Roi se campa avec 40 ba-
taillons auprès du village de Léopold , de ma-
nière que ces trois corps commiuniquant ensem-
ble , pouvoient se prêter la main au cas qu'un
d'eux fût attaqué. Il étoit temps d'avancer,
pour s'approcher d'avantage de Hohenelbe.
Le Prince héréditaire couronna pour cet effet
les montagnes qui vont de Schwarzthal à Lan-
genau ; le Roi le joignit par sa droite et rem-
plit le terrain qui va de Lauterwasser à une
hauteur à gauche, qui fut également occupée.
Le prince de Prusse garda sa position de Pilni-
kau , d'où il pouvoit faire une fausse attaque
sur le corps des ennemis de Neuschloss , tandis
que l'armée forceroit le passage de l'Elbe. Ce
prince se distingua à différentes reprises par sa
vigilance et par ses bonnes dispositions, La ré-
254 MÉMOIRES
serve fut placée à Wildschutz , pour épauler le
camp du prince de Prusse , et la brigade de
Luck fut destinée à garnir les défilés impratica-
bles de Hermannseiffen, de Mohren et des Drey-
haeuser. Cette brigade , chargée de mener le
gros canon et les obusiers à l'armée , employa
trois jours pour les traîner de Trautenau à Her-
mannseiffen, qui font une distance de trois milles.
L'artillerie , qui avoit des voies larges , ne put
jamais traverser les chemins étroits qui étoient
creusés dans la roche vive ; on l'attendoit avec
impatience; mais elle n'arriva pas. Un temps
aussi précieux, perdu par des soins inutiles , fa-
vorisa si bien les Autrichiens, qu'ils purent s'é-
tablir avec toute leur armée et leur canon sur
les montagnes qui sont en delà de Hohenelbe ,
et dès-lors il fallut renoncer au projet; car tout
ce qu'il est permis de tenter contre un corps
foible , devient téméraire si on le hasarde contre
une armée nombreuse , principalement quand
elle se trouve placée dans un poste presque in-
expugnable. Pour forcer ces troupes, il falloit
avoir les obusiers, seule artillerie dont on pût se
servir contre les ennemis postés sur des mon-
tagnes; et ces obusiers n'y étoient point. Il faî-
DE LA. GTJEPvRE DE 1778. 235
loit de plus passer l'Elbe sur des ponts, Sc défi-
ler devant un grand front, qui auroit écrasé les
troupes avant qu'elles pussent se mettre en ba-
taille. Il falloit encore déloger le corps de
Zisko^vitz des coteaux du Rîesengebirge , d'où
il seroit tombé sur le flanc des assaillans, si on
ne lui avoit précédemment donné la chasse.
La montagne où il étoit , s'appeloit Wilschura,
et cette expédition étoit un préalable. Il fîiUoit
aussi que le prince Henri coopérât à cette en-
treprise. Si tous ces empêchemens n'étoient
survenus, le projet étoit de chasser, comme
je l'ai dit, Mr de Ziskowitz de son poste;
d'établir ensuite 45 gros obusiers derrière Ho-
heneibe , pour bombarder de là la partie des
ennemis qui se trouvoit vis -a- vis de notre
droite ; de passer l'Elbe à un gué qu'on avoit
découvert près d'un couvent de moines , et
après avoir délogé l'ennemi de cette position ,
de s'établir entre Ikanna et Starkenbach , sur
le flanc des troupes qui campoient près de
Neuschloss , où les ennemis dévoient s'assem-
bler promptement pour attaquer les Prussiens
dans un bon poste, (ce qui demandoit du
temps,) ou ils étoient dans la nécessité d'aban-
256 MÉMOIRES
donner tout le cours de 1 Elbe à nos troupes
victorieuses.
Toutes les raisons que nous venons d'allé-
guer ayant obligé de renoncer à ce plan hardi ,
il ne restoit qu'à consumer par les fourrages
tout ce pays dépourvu d'habitans , et à le ré-
duire en une espèce de désert, pour assurer la
tranquillité des quartiers d'hiver , qu'on ne
pouvoit prendre qu'en Silésie. On fourragea
comme de coutume, toujours sur les bords de
l'Elbe et sous le canon des ennemis , sans que
l'Empereur et ses troupes donnassent la moin-
dre marque de vigueur ; sans qu'aucun d'eux se
hasardât à passai la rivière , pour défendre le
fourrage qu'on prenoit sous leurs yeux à leurs
malheureux cultivateurs. Quoique le pays fût
abondant , le grand nombre de troupes qui s'y
nourrissoient , acheva bien vite de consumer
les productions de la terre. Le prince Henri
manda au Roi qu'il manquoit de fourrages, et
qu'il n'en trouveroit tout au plus que jusqu'à
la moi^tié de Septembre. Les deux armées dé-
campèrent donc à peu près le même jour. Le
lloi quitta la position de Langenau et de Lau-
terwasser le 14 de Septembre, le prince Henri
son
DE LA GUERRE DE 1778. 257
son camp deNimes deux jours plus tard. Ce
prince passa l'Elbe à Leutmeritz. Le prince de
Bernbourg, qui avoit les Saxons avec lui, se
replia sur Zittau et plaça ses troupes sur
l'Eckartsberg; il y eut quelques escarmouches
à l'arrière-garde du prince Henri , où les hou-
sards d'Usedom eurent occasion de se distin-
guer. Le lecteur nous saura gré de ne lui
point rapporter ces minuties et ces opérations
de détail qui n'influent en rien sur les gi'andes
affaires. Du côté du Roi, ce prince pour alléger
sa retraite avoit eu la précaution de renvoyer
d'avance son artillerie et ses obusiers de Her-
mannseifîen àWildschutz. Les mesures furent
si bien prises, que l'ennemi tenta inutilement
d'entamer le Prince héréditaire auprès de
Schwarzthal, et qu'il lui laissa tranquillement
reprendre son ancien camp des Dreyhaeuser.
La colonne que le Roi conduisoit, rencontra en-
core une vingtaine de canons embourbés dans
les défilés de Léopold. Cet accident arrêta la
marche de l'armée ; l'on garnit d'abord les hau^
teurs des troupes qui avoient la tête de la co-
lonne. Elles repoussèrent facilement quelques
détachemens de pandours et de housards venus
Tomt V, R
258 MÉMOIRES
de Neuschloss par Arensdorf dans l'intention
de harceler l'arrière-garde royale. Les canons
furent traînés à force de bras sur les hauteurs ;
quelques coups de canon dissipèrent l'ennemi,
et l'armée entra dans le camp de Wildschutz,
dont la réserve, comme nous l'avons dit, occu-
poit les hauteurs , et le prince de Prusse la
gauche, de sorte que depuis les Dreyhaeuser
jusqu'à Pihiikau et Kottvvitz l'armée formoit
irne ligne presque contigiie. Tous ces différens
mouvemens des Prussiens ne firent aucune im-
pression sur l'armée impériale ; elle demeura
immobile derrière l'Elbe. Après avoir donc
épuisé de fourrages tous les environs, le Ptoi se
replia sur Trautenau» Cette marche se fit sur
trois colonnes ; il n'y eut de harcelée que celle
que le Prince héréditaire conduisoit. Ce prince
fit volte-face 5 à son tour il attaqua l'ennetni,
qui craignant un engagement sérieux, se reti-
ra , après avoir perdu une centaine de morts,
et quelques prisonniers qu'on fit sur lui ; les
Prussiens entrèrent dans leur camp , le corps
du Prince héréditaire à droite sur les hauteurs
deFreyheit^ et le corps du prince de Prusse
à gauche sur les collines de la chapelle de
DE LA CTIERRE DE 1778. 259
Trautenau. Mr deWurmser, qui avec un tas
de troupes légères se tenoit âPrausnitz, es-
saya à différentes reprises d'attaquer le poste
du prince de Prusse; toutes les fois qu'il at-
taqua, il fut repoussé, ce qui fut dû aux bon»
nés dispositions et à l'activité de ce prince ,
conduite qui eût honoré tout autre militaire
qui en auroit fait autant.
Les Prussiens ne pouvant rien entreprendre
sur les impériaux, étoient réduits à consumer
les vivres des contrées où iis pouvoient at-
teindre, et à décamper quand tout étoit mangé.
On employa toute la prévoyance et toute la
prudence convenable pour assurer ce mouve-
ment. Les hauteurs qui sont derrière l'Uppau
furent garnies d'infanterie et de canons j les
postes avancés se replièrent sur l'armée, et la
retraite se fit avec tant d'ordrCjque l'ennemi ne
put entamer l'arrière-garde ; si l'on en excepte
une légère pandourade, rien ne troubla lea
troupes dans leur marche,qu'elles continuèrent
jusqu'à Trautenbach, où l'on séjourna peu de
jours. De là l'armée se replia sur Schazlar, dont
le poste couvre toute la basse Silésie. Mr de
Wurmser s'étoit préparé ce jour pour engager
R s
26o MÉMOIRES
une affaire d'amère-garde. Par précipitation
il n'attendit pas que les Prussiens fussent en
marche pour les attaquer, et engagea sur notre
gauche une affaire de poste. La brigade de
Keller, qui occupoit une hauteur de cette
extrémité, se défendit vaillamment, et repous-
sa l'ennemi, dont la perte fut de 400 hommes.
Cela fait, les troupes se rendirent à l'endroit de
leur destination. Le Prince héréditaire partit
de Schazlar avec 10 bataillons; il fut joint à
Munsterberg par 3o escadrons de l'armée du
Roi 5 avec lesquels il se mit en chemin pour
la haute Silésie, où il prit le commandement
de tout le corps qui se trouvoit dans cette pro-
vince. Il arriva à Troppau vers la fin de Sep-
tembre. Le renfort qu'il menoit dans la haute
Silésie , étoit calculé pour contrebalancer un
détachement à peu près de la même force que
l'Empereur envoyoit à Mr d'Ellerichshausen,
et qui auroit donné aux impériaux une supé-
riorité trop considérable sur Mr de Stutter-
heim, si l'on n'y avoit pourvu à temps.
Cette campagne s'étoit bien vite terminée-
on étoit à la fin de Septembre; la saison des
opérations militaires n'étoit point écoulée,; on
DE LA GUERRE DE 1778. 261
devoit donc soupçonner que l'ennemi ne s'en
tiendroit pas là, et qu'après avoir observé pen-
dant la campagne une défensive aussi exacte
que celle que nous avons rapportée, il couvoit
encore quelque dessein , et méditoit peut-être
de faire une campagne d'hiver. Deux points
principaux pouvoient être les objets d une ir-
ruption pour les Autrichiens; l'un d'attaquer
en force le corps du Prince héréditaire ; l'autre
de forcer les passages de laLusace. UnEmpereur
jeune et ambitieux, à la tête de ses troupes, qui '
brûloit de se signaler par quelque coup d'éclat,
donnoit un air de vraisemblance aux projets
qu'on lui supposoit, ce qui méritoit assurément
un examen réfléchi. Les tentatives que l'en-
nemi pouvoit méditer sur la haute Silésie , pa-
roissoient les plus faciles ; il avoit de gros ma-
gasins à Olmutz et tout ce qui est nécessaire
pour le transport de ses subsistances; de plus
il ne falloit que chasser les Prussiens deTrop-
pau, pour les forcer à abandonner TOppa et
à se retirer vers Cosel et Neisse. Le dessein de
pénétrer en Lusace rencontroit plus de diffi-
cultés. Le prince de Bernbourg y commandoit
un corps de 20,000 hommes ; les impériaux
R 3
262 MÉMOIRES
n'avolent point de magasins à portée de la Lu-
sace; les vivres étoient rares du côté de Schlu-
kenau, Gabel, RumbourgetFriedland, de sorte
que l'ennemi aurolt eu de la peine à y amasser
assez de subsistances pour un corps de troupes
considérable j toutefois comme il pouvoit dis-
poser de tous les charrois de la Bohème, ilau-
roit pu à grands frais et avec du temps former
des magasins dans cette partie, pour se préparer
à une telle entreprise, très-difficile relativement
au poste de TEckartsberg. Moins on voyoit
clair dans les vues de l'ennemi, plus il falloit se
préparer pour tous les cas. A cette intention
Mr de Bosse fut détaché avec 10 escadrons et
5 bataillons pour Loewenberg et Greifenberg j
ses ordres portoient d'observer le général Al-
ton , qui occupoit Friedland et Gabel , et au
cas que ce général voulût entamer le prince de
Bernbourg , de prendre l'ennemi à dos , et de
se concerter en tout avec ce prince. D'un autre
côté le prince Henri, c|ui campoit à Noellen-
dorf , envoya un détachement sol\s le général
Moellendorf à Bautzen, pour joindre le prince
de Bernbourg, au cas que les Autrichiens
tournassent de son côté 5 et supposé que cette
DE LA GUERRE DE I778. 263
expédition devînt plus sérieuse et qu'une par^
tic de l'armée ennemie voulût pénétrer en Lu-
sace, pour marcher à Lauban avec qo bataiU
Ions et 3o escadrons, afin de couper les as-
saillans de leurs vivrez. Lorsque le général
Moellendorf quitta la Bohème pour se rendre
à Bautzen , il fut attaqué par les Autrichiens ,
qui furent repoussés avec une perte assez
considérable. Le major d'Anhalt, qui servoit
sous le général Moellendorf, se distingua
beaucoup dans cette petite affaire.
Tant qu'on ne sut point à quoi les ennemis
se détermineroient, le Roi demeura à Schaz-
jar; mais sitôt qu'on s'apperçut qu'ils ne fai-
soient aucuns préparatifs vers la frontière de la
Lusace pour amasser des magasins-, et que le
corps qu'ils avoient sur cette frontière étoit
même inférieur à celui des Prussiens, il parut
assez probable que la tranquillité se maintien-
droit de ce côté-là pendant l'hiver. Dès-lors le
îloi eut la liberté de tourner toutes ses pensées
vers la haute Silésie ; d'ailleurs le froid com-
mençoit à se faire sentir assez vivement dans
les montagnes de la Bohème ; il geloit toutes
les nuits; les Aucrichiens n'avoient aucun corps
R 4
264 MÉMOIRES
d'armée dans le voisinage. Toutes ces considé-
rations parurent suffisantes pour lever le camp,
ce mettre les troupes qui dévoient défendre la
frontière en cantonnement entre Landshut,
Grissau, Hirschberg, Schmiedeberg et Fried-
land. Elles consistoient en 20 bataillons et 3o
escadrons , dont le général Ramin avoit le com-
mandement. Cette position étoit la même que
le Roi avoit occupée en l'année 175g. Seize
bataillons et quinze escadrons partirent à part,
pour se rendre dans la haute Silésie ; le Roi les
joignit à Neisse, se mit à leur tête et marcha à
Neustadt. Voici les raisons de ce mouvement.
Le Roi avoit toujours eu dessein d'attirer la
guerre en Moravie ; le Prince héréditaire occu-
poitTroppau; les ennemis avoientjaegerndorf
et pouvoient de là le couper de Neisse et de
Cosel. C'étoit donc une nécessité d'occuper Jae-
gerndorf , pour assurer par cette position la
chaîne des quartiers d'hiver derrière l'Oppa.
On étoit obligé d'ailleurs de prendre des éta-
blissemens solides dans la haute Silésie^ pour se
mettre en état de faire le printemps suivant les
plus grands efforts en Moravie. Les troupes du
Roi chassèrent sans peine les Autrichiens de
DE LA GUERRE DE 1778. 265
Jaegerndorf , et l'on s'occupa dès-lors à fortifier
la ville, la montagne et la chapelle, et les vil-
lages les plus exposés aux insultes de l'ennemi.
Le Prince héréditaire en ht autant àTroppau,
et ces deux villes, parles fortihcations qu'on
y ajouta, devinrent de bonnes places à l'abri
de toute insulte. Dès la mi -Novembre ces ou-
vrages étant en assez bon état, le Roi se ren-
dit à Breslau, tant pour prendre des arrange-
mens pour la campagne prochaine, qu'aftn de
veiller aux négociations , qui commençoient
à prendre une tournure assez intéressante.
N'ayant pas voulu rompre le récit d'une
campagne stérile en grands événemens , nous
croyons devoir reprendre maintenant le hl des
affaires politiques. La cour dePéterbourg étoit
celle qui intéressoit le plus , parce que c'étoit
d'elle uniquement dont on pouvoit attendre
des secours réels. L'impératrice de Russie s'é-
toit engagée d'assister le Roi sitôt que ses dif-
férens avec la Porte ottomanne seroient vidés.
Le Roi, qui voulut mettre l'Impératrice dans
le cas d'accomplir sa promesse, s'étoit par une
suite de la bonne harmonie qui s'établissoit
entre laFrance et la Prusse adressé au ministère
.*
265 MÉMOIRES
de Versailles, afin qu'il se chargeât de la média- '
tion entre les Turcs et les Russes, et les Fran-
çois avoient réussi à faire consentir la Porte à
s'accommoder avec ses ennemis, en rendant
les vaisseaux russes qu'elle avoit pris aux Dar-
danelles, et à reconnoître le chan des Tartares
protégé par Catherine. A peine ces nouvelles
arrivèrent- elles àPéterbourg, que l'Impéra-
trice, rassurée sur la tranquillité de ses états, et
flattée par l'ambition de prendre une part di-
recte aux affaires d'Allemagne , se déclara ou-
vertement pour la Prusse. Ses ministres tant
à Vienne qu'à Ratisbonne déclarèrent en sub-
stance : ,, qu'elle prioit l'Impératrice-Reine de
5, donner une satisfaction entière aux princes
5, de l'Empire à l'égard de leurs griefs , et sur-
5, tout des justes sujets de plainte que leur four-
5,nissoit l'usurpation de la Bavière , faute de
5, quoi l'impératrice de Russie seroit dans l'obli-
5,gation de remplir ses engagemens envers S.
3,M. prussienne , en lui envoyant le corps de
jjtroupes auxiliaires qu'elle lui devoit selon la
5,teneur des traités. „ Cette déclaration fit l'ef-
fet d'un coup de foudre sur la cour de Vienne.
Cet événement inattendu troubla et dérangea
o
DE LA GUERRE DE 177S. 267
sa sécurité ; le prince Kaunitz fut embarrassé,
n'ayant rien prévu. Joseph, qui désiroit ar-
demment la continuation de la guerre, profita
du trouble et de la perplexité où il trouva
l'Impératrice sa mère, et lui fit signer un ordre
pour augmenter son armée de 80,000 recrues ;
il s'écrioit qu'il falloit tout mettre en oeuvre,
épuiser toutes les ressources, pour rendre dans
ce moment décisif la maison d'Autriche plus
formidable que jamais ; il pensoit que les dé-
penses une fois faites , rien ne pourroit arrêter
la continuation de la guerre ; mais l'Impéra-
trice étoit dans des sentimens tout opposés.
Elle soupiroit après la fui de ces troubles; elle
mettoit tout son espoir en la médiation de la
France, qu'elle avoit demandée ; ses peuples,
surchargés d'impôts , ne pouvoient point four-
nir les sommes immenses que les frais de la
guerre exigeoient ; les em.prunts étrangers ne
remplissoient point les attentes de la cour;
enfin l'argent manquoit à tel point, que sou-
vent les soldats étoient sans paye et man-
quoicnt des besoins journaliers ; et les per-
sonnes les plus éclairées prévoyoient avec dou-
leur un bouleversement général de la monar-
268 MÉMOIRES
chie , si on ne le prévenoit en se prêtant de
bonne grâce aux propositions d'une paix raison-
nable. Déjà l'Impératrice avoit sollicité, comme
nous l'avons dit, la médiation de la France; elle
avoit de mxême imploré les bons offices de la
cour de Russie , et par un hasard singulier la
dépêche de Vienne et la déclaration de Péter-
bourg étant parties en même temps, arrivèrent
à peu près le même jour au lieu de leur de-
stination. Cela tourna à l'avantage du Roi ,
parce que si la demande des Autrichiens fût ar-
rivée à Peterbour^î avant le départ de la décla-
ration , il est à présumer que l'impératrice de
Russie l'auroit supprimée. D'autre part le Roi,
qui par ses émissaires étoit informé de tout, ne
demandoit pas mieux que de s'accommoder
avec la cour de Vienne, pourvu toutefois
qu'on maintînt les constitutions de l'Empire
dans leur intégrité , et qu'on ne négligeât ni
les intérêts de l'électeur de Saxe, ni ceux du
prince de Deuxponts , et qu'il fiit à l'abri de
toute chicane à l'égard de la succession des
margraviats sur lesquels il avoit des droits in-
contestables : et bien éloigné de s'opposer à la
médiation de la France 5 ce prince envisageoit
DE LA GUERRE DE 177S. 269
la cour de Versailles comme garante de la paix.
deWestphalie, et comme autant intéressée que
la Prusse même à ne pas permettre que l'Em-
pereur par son usurpation de la Bavière se fra-
yât un chemin, soit pour tomber sur le E.oi de
Sardaigne en Italie, (ce qu'on craignit fort à
Turin,) soit pour pénétrer avec plus de facilité
en Alsace et dans la Lorraine. L'électeur de
Saxe étoit cousin de Louis XVI , et le prince de
Deuxponts son protégé. Néanmoins ç'auioit été
manquer de prudence c[ue de confier entière-
ment les intérêts de la Prusse et de l'Allemagne
à un ministère sans vigueur, et qui n'ayant au-
cune volonté ferme, pouvoit se laisser ébranler
par les machinations de la cour de Vienne.
Pour prémunir Mr de Maurepas contre toute
proposition des Autrichiens directement op-
posée à la pacihcation de l'Allemagne ^ le Roi
lui envoya un mémoire raisonné , qui conte-
no it les motifs qui rendoient telle condition de
paix acceptable , et telle autre au contraire
non-admissible , avec un résumé des articles
principaux et indispensables pour la paix gé-
nérale. Cette pièce iit un eflet si avantageux,
que la France l'admit pour base de la négo-
270 ' MEMOIRES
dation dont elle s'étoit chargée à Vienne. Mr
de Breteuil, ambassadeur de France à cette
cour , éprouva de la part de l'Empereur des
difficultés qui renaissoient à chaque proposi-
tion qu'il mettoit en avant ; mais cela n'em-
pêcha pas l'Impératrice -Reine d'admettre le
projet de pacification tel que la France l'avoit
minuté. Sur ces entrefaites le prince Repnin
arriva à Breslau de la part de l'Impératrice de
Russie ; il y parut plus sous les dehors d'un
ministre plénipotentiaire qui venoit dicter de
la part de sa cour des lois à l'Allemagne, que
comme un général destiné à conduire un corps
auxiliaire à l'armée prussienne. Le Roi avoit
proposé à la cour de Péterbourg d'employer
le printemps suivant le corps des Russes contre
la Ludomerie et la Gallicie, où il y avoit peu
de troupes 5 de pénétrer en Hongrie , où l'ap-
proche des Russes auroit fait révolter tous ceux
de la religion grecque qui étoient répandus
dans la Croatie, dans la Hongrie, dans le ban-
nat de Témesvar et dans la Transylvanie , le
Roi s'étoitmême offert d'y joindre un corps de
ses troupes et d'abandonner toutes les richesses
de ces provinces aux Russes. Ce projet fut
DE LA GUERRE DE 1778. 271
rejeté. Le corps que les Russes dévoient fournir
selon le traité, consistoit en 16,000 combat-
tans • l'on y mit un prix si énorme , qu'il ne
pouvoit jamais s'évaluer par les services qu'on
en pouvoit attendre. Il en auroit coûté par an
au Roi deux millions , et outre cela un sub-
side de 50O5OOO écus pour une guerre que la
Russie ne faisoit point aux Turcs. Le baron
de Breteuil, ambassadeur à la cour impériale,
étoit flatté de devenir le pacificateur de l'Alle-
magne ; il se plaisoit à se représenter qu'en sui-
vant les traces de Claude d'Avaux, plénipo-
tentiaire à la paix de Westplialie, ce lui seroit
un acheminement pour monter aux premières
dignités dans sa patrie, et surtout au ministère
des affaires étrangères. Il mit toute son activi-
té en jeu et travailla avec tant de persévérance,
que vers la fin de Janvier il envoya à Bres-
lau au prince Repnin le plan de pacification
aénérale, tel que le Roi l'avoit conçu , et qu'il
avoit été approuvé par l'Impératrice -Reine.
Les conditions étoient telles que nous les avons
marquées. L'on communiqua ce projet de
paix aux alliés de la Prusse ; les Saxons se ré-
crièrent 5 ils faisoient monter leur prétention
272 MÉMOIRES
sur les alleux de la Bavière à la somme de qua-.
rante millions de florins, et ils prévoyoientavec
douleur, que s'ils en obtenoient six ce seroit
beaucoup ; ils exigeoient de plus que l'Empe-
reur renonçât à toutes les prétentions féodales
qu'il prétend comme roi de Bohème avoir sur
la Saxe et sur la Lusace , et surtout ils s'é-
toient flattés de gagner quelque dédommage-
ment en fonds de terre pour arrondir leur ter-
ritoire. Le prince de Deuxponts de son côté
s'opiniâtroit à soutenir que la Bavière ne devoit
être démembrée en aucune manière 5 ils s'of-
froit à céder une partie du hautPalatinat, pour
conserver le cercle de Burgîiausen ; avec cela
il ne consentoit qu'avec une extrême répu-
gnance aux dédommagemens que l'électeur de
Saxe avoit à prétendre. Pour contenter le dé-
sir de ses alliés, le Roi fit une nouvelle ten-
tative , principalement relative à la Bavière
et au cercle de Burghausen , pour essayer s'il
pourroit obtenir pour eux quelques conditions
plus favorables de la cour de Vienne ; mais
bien loin d'y acquiescer, le prince Kaunitz,
efiarouché des nouvelles demandes des Prus-
siens 5 répondit fièrement que le projet de pa-
cifica-
DE LA GUERRE DE 1778. 273
cification communiqué par l'ambassadeur de
France au prince Repnin étoit Vultimatuvi de
la cour de Vienne , et que l'Impératrice étoit
résolue à sacrifier jusqu'au dernier homme de
son armée , plutôt que d'adhérer à de nou-
velles conditions aussi humiliantes et aussi con-
traires à sa dignité que celles qu'on venoit de
lui présenter. Il n'y avoit rien que de fort
naturel à demander la restitution entière d'une
province envahie et usurpée ; mais la P rance et
la Russie ne vouloient que la paix;' la premiè-
re, pour se délivrer des sollicitations de l'Em-
pereur, qui lui demandoit des secours ; la se-
conde, pour ne point assister les Prussiens de
ses troupes. Elles agirent en conséquence, et
pressèrent les ministres prussiens de ne point
former d'obstacles nouveaux à la pacification
générale. Le Roi, gêné par des puissances mé-
diatrices qui méritoient les plus grands égards,
n'eut pas la liberté d'assister ses alliés avec le
zélé quil sentoit pour eux; il ne pouvoit pas
heurter de front en même temps l'Autriche,
la France et la Russie ; il voulut pourtant corv-
certer avec cette dernière les mesures qui re-
stoient à prendre ; ce qui recula d'un moi-s l'as-
Tome V. S
274 MÉMOIRES
semblée du congrès, parce qu'il falloit ce temps
pour avoir la réponse de Péterbourg.
Nous emploîroris ce délai à mettre sous
les yeux du lecteur le précis des opérations
militaires qui occupèrent les troupes pendant
cet hiver. On se rappellera que nous avons
laissé le Prince héréditaire dans la haute Silé-
sie, occupé à soutenir sa position de Troppau
et de Jaegerndorf, donnant la chasse aux enne-
mis, tantôt du côté de Graetz, tantôt à Maeh-
lisch Ostrau , tantôt vers Lichten. Les Autri-
chiens croyoient de leur côté que c'étoit ime
humiliation de laisser les Prussiens tranquille-
ment les maîtres d'une partie de leur terri-
toire ; ils auroient voulu tout tenter pour les
en déloger; mais ils prévoyoient qu'ils ne pour-
roient reprendre les villes de Troppau et de
Jaegerndorf sans les ruiner et les brûler totale-
ment. Ce moyen paroissant trop dur à l'Im-
pératrice Reine, les généraux autrichiens ima-
ginèrent qu'en coupant l'armée du Prince
liéréditaire de Neisse , (d'où ils supposoient
faussement qu'elle tiroit ses vivres,) ils oblige-
roient ce prince à évacuer toute la haute Si-
iésie. Dans l'intention d'exécuter ce projet
DE LA GUERRE DE 1778. 275
le général Ellerichshausen , avec un renfort de
1O5O00 hommes qu'il avoit reçu de la Bohème,
établit son quartier à Engelsberg, petite ville
située dans les gorges des montagnes, dont
l'une aboutit à Branna proche de Jaegerndoif,
l'autre débouche à Hof, & la troisième, qui
passe par Zuckmantel et Ziegenhals , aboutit
à cette plaine qui s'étend de Weidenau à
Patschkau , Neisse et Neustadt. Ce corps, en-
viron de 1 3,000 hommes, placé avec cet avan-
tage, donnoit différentes alarmes à nos quar-
tiers ; tantôt il fourageoit près de Neisse , mais
toujours repoussé; tantôt il inquiétoiî les en-
virons de Jaegerndorf , d'où le général de Stut-
terheim , qui en avoit le commandement, le
renvoya bien battu. Enfin las de ces échauf-
fourrées , qui ne laissoient pas de fatiguer les
troupes , le prince héréditaire de Bronswic
résolut de les alarmer à son tour. Il rassembla
ses quartiers et fondit avec trois corps séparés
sur les postes de Branna, de Lichten et de l'En-
gelbberg. Les impériaux prirent la fuite aussi-
tôt que les Prussiens se montrèrent ; le Prince
leur prit 4 canons et 30 piisonniers ; mais leur
terreur fut si grande, qu'ils s'éloignèrent des
S 5
276 MÉM OIRES
cantonnemens prussiens , et que les troupes de
Troppau et de Jaegerndorf purent jouir de
quelque tranquillité. Alors Mr d'EUerichshau-
sen tourna son attention entière vers Zuck-
ïnantel et Ziegenhals , d'où il fa'soit journelle-
ment des incursions dans le plat pays. Les
troupes prussiennes de Neustadt et de Neisse
s'opposoient à chaque moment aux dépréda-
tions cjue l'ennemi vouloit commettre ; ce Cjui
occasionna différentes escarmouches , où l'in-
fanterie et la cavalerie prussiennes se distinguè-
rent également; mais ce genre de petite guerre
n'entre pas dans le plan des mémoires que nous
nous sommes proposé d'écrire. Toutefois on
résolut de réprimer la témérité de ces sortes
d'entreprises; il filloit du repos aux troupes
pendant l'hiver, et elles a voient assez de temps
pour se battre durant la saison des opérations
decampigne. Pour amener les choses à cette
fin et couper le m.al par ses racines , on résolut
de déloger les Autrichiens de leur poste de
Zuckmantel, si la chose étoit fcûsable. Mr de
Wunsch 5 qui se trouve it avec dix bataillons
dans le comté de Glatz , où jusqu'alors il étoit
resté désoeuvré, crut qu'il pourroit s'en éloigner
DE LA GUERRE DE 1778. 277
pour peu de temps sans trop hasarder par une
courte absence. Il laissa le prince de Philipps-
thaï avec deux foibles bataillons à Habel-
schwerdt ; il arriva à Ziegenhals , dont il chassa
les ennemis, et les poursuivit dans des gorges
c|ue forment les montagnesjusqu'à Zuckmantel;
mais ce poste avoit été rendu insoutenable pour
les Prussiens, à cause des hauteurs qui le domi-
nent, et que les Autrichiens avoient non seu-
lement garnies de canons , mais encore retran-
chées par des ouvra pes considérables , dont il
étoit impossible de les expulser ; il l'étoitmême
de les tourner , parce qu'on ne pouvoit gravir
contre ces montagnes trop hautes , trop roides
et trop escarpées. Mr de VVunsch , convaincu
physiquement qu'il ne pouvoit rien entrepren-
dre de ce côté - là sur l'ennemi , et qu'un plus
long séjour ne seroit qu'une perte de temps ,
s'achemina pour retourner à son ancien poste
auprès de Glatz. En passant Landeck il enten-
dit une canonnade assez vive du côté de Habel-
schwerdt ; il tourna aussitôt de ce côté; mais à
peine eut-il fait quelque chemin, qu'il rencontra
Q ^,0 soldats du régiment de Luck , qui s'étoient
ouvert un passage, et qui lui apprirent que le
S '^
278 MÉMOIRES
prince de Phiîippsthal avec le reste du régi-
ment s'étoit laissé surprendre par les Autrichiens.
Bientôt Mr de Wunsch entendit une autre
canonnade ; l'ennemi attaquoit une espèce de
palanque ou de redoute dans laquelle le géné-
ral prussien avoit laissé 100 hommes pour la
défendre. Les obusiers autrichiens y mirent le
feu, et le capitaine Capeller, qui se signala
par sa belle résistance , fut obligé de se rendre
avant l'arrivée du secours , de sorte que Mr de
Wunsch se jeta avec tout son corps dans la for-
teresse de Glatz. Wurmser et les impériaux,
c|ui n'avoient aucune connoissance de cette re-
doute , avoient eu dessein de marcher droit à
Glatz et de surprendre la ville. Leur projet
ne pouvoit aucunement s'exécuter par surpri-
se ; les ouvrages de cette forteresse sont tels,
qu'ils ne peuvent être insultés , à moins que
l'ennemi n'entreprenne un siège dans les for-
mes. Mr de Wurmser eut toutefois l'avanta-
ge de prendre quelques quartiers dans le com-
té , et il se flattoit bien c^ue pour le déloger
du domaine prussien , le Roi tireroit des trou-
pes de la haute Silésie , afin de les employer
contre lui^ et que par là. le cordon de Trop-
DE LA GUERRE DE 177S. 27g
pau et de Jaegerndorf et l'armée du Prince hé-
réditaire se dégarnissant, Mr d'Elleiichshausen
auroit beau jeu, et troureroit le moyen d'en-
treprendre avec succès contre les Prussiens, et
de nettoyer ces bords de TOppa qui don-
noient tant de jalousie aux impériaux; mais
ks choses tournèrent autrement que les géné-
raux ennem/is ne l'im.agi noient et ne le dési-
roient. Le Roi se mit à la tête de quelques
bataillons de sa réserve qui avoient hiverné à
Breslau, auxquels se joignirent les gatdes du
corps , les gendarmes , et le régiment d'Anhalt,
avec iesquel il se rendit à Reichenbach , et
Mr de Ramin envoya 4 bataillons au général
Anhalt, qui en avoit 4 sous ses ordres. Tout
ce corps occupa Friedland et les retranche-
mens qu'on y avoit faits. Pour chasser l'enne-
mi de Wallenbourg le général Lestwitz se
porta sur Scharfeneck , et le général Anhalt
sur Braunau. Les impériaux prirent la fuite
de tous côtés ; à peine Mr d'Anhalt put - il at-
traper une cinquantaine de pandours. Dans
le même temps que ces corps avançoient, le
Koi occupa Silberberg , pour être de là à por-
tée de donner des secours où il seroit néces-
s 4
28o MÉMOIRES
saire. Ce mouvement fit une telle impression
sur les ennemis , qu'ils évacuèrent la ville de
Habelschwerdt et se sauvèrent en Bohème. On
avoit pourvu à tout; si Ton avoit laissé les im-
périaux tranquilles en Bohème sur les frontiè-
res de la Saxe, toutes leurs troupes auroient
reflué vers la Silésie. et Mr de Wurmser au-
roit été renforcé considérablement ; afin donc
que l'attention de l'ennemi fût divisée et qu'il
pensât plutôt à sa sûreté qu'à inquiéter la Si-
lésie, Mr de Moellendorf ramassa quelques trou-
pes, partit de la Saxe, marcha à Brix, battit
avec sa cavalerie le parti qui lui étoit opposé,
prit trois canons , 330 prisonniers, et le maga-
sin qui étoit dans la petite ville de Brix. La
nuit il arriva qu'un bas officier du regimbent
de Wunsch déserta, et pour se venger de son
major il m.ena tout de suite les housards au-
trichiens dans le même village , dont il enleva
ce majo'r et cinq drapeaux ; tant il est vrai
qu'un officier ne peut jamais être assez sur ses
gardes pour éviter d'être surpris ; une aven-
ture pareille étoit arrivée quelques mois aupa-
ravant en Silésie au régiment de Thadden,
cantonné dans le village de Dietersbach près
DE LA GUERRE DE 177S. 28ï
de Schmiedeberg. Les housards firent une
fausse attaque sur un poste du régiment, tan-
dis qu'une autre troupe pénétrant par un jar-
din et une grange dans la maison du comman-
deur , en enleva trois drapeaux, ayant été chas-
sée avant de pouvoir emporter les autres. Ces
traits ne font pas honneur au service prussien ;
m tis dans le grand nombre d'officiers qui com-
posent cette armée , tous ne sauroient être éga-
lement éclairés et vigilans.
Pendant que la guerre se faisoît sans égard
à la saison , le courrier que le R.oi avoit en-
voyé avec son ultimatum revint de Péterbourg,
et les deux cours étant convenues sur tous les
articles u^u'il contenoit , le prince Repnin l'en-
voya à Mr de Breteuil à Vienne. Cet ambas-
sadeur maTida que cette pièce avoit causé beau-
coup de satisfaction à l'impératrice Reine , et
que l'on se proposoit d'assembler un congrès
pour mettre la dernière main à la pacification
générale. La postérité pourra -t- elle croire
que dans de pareilles circonstances, lors même
que la cour de Vienne paroissoit sérieusement
dans l'intention de terminer la guerre , un
général Vvaliis avec 8 ou 10,000 hommes se
282 MÉMO IPv ES
soit présenté tout à coup devant la ville de
Neustadt , où le régiment de Prusse et le batail-
lon de Preuss étoient en garnison ; rennemi ne
pouvant emporter la ville, y jeta tant de gre-
nades royales d'une vingtaine d'obusiers qu'il
menôit avec lui, que le feu prit au bardeau
dont la plupart des maisons sont couvertes , et
que Q40 habitations furent consumées par les
flammes ; mais la garnison tint bon ; le géné-
ral Stutterheim, averti du mouvement des en-
nemis , les prit à dos vers Branitz ; les troupes
cantonnées à Ross^valde vinrent sur un flanc
des Autrichiens, des détachemens de Neisse sur
Pautre. Wallis ne pouvant pas s'arrêter plus
long- temps sans exposer tout son corps, se
retira sur Zuckmantel, et fut poursuivi et ren-
voyé jusque? dans son repaire. Cette expédL
lion, méditée par l'Empereur, avoit été pre-
scrite au général Wallis. Ce prince supposant
le roi de Prusse ardent et d'une vivacité étour-
die, croyoit cju'en aigrissant son esprit par la
ruine d'une de ses villes, il le rendroit plus re-
nitent et plus difficile pour la négociation qui
devoit s'entamer; et que peut- être l'humeur
qu'il enauroit, le poiteroit à la rompre; mais
DE LA GUERRE DE 1778. 283
cette expédition des Autrichiens ne tourna pas
à leur avantajre.
Peu après le prince Repnin reçut une dé-
pêche de Mr de Breteuil, qui lui marquoit com-
bien rimpératrice-Reine désiroit impatiemment
une suspension d'armes ; le 4 Mars le Roi reçut
ces nouvelles à Silberberg et donna ordre à ses
généraux de prendre des mesures avec ceux
des ennemis , pour régler avec eux la trêve
qu'on avoit proposée. Le 7 fat le terme mar-
qué pour celle de la Bohème ; le 8 pour celle
de la haute Silésie et de la Moravie; le 10 pour
celle de la Saxe et de l;i Bohème. Ce terme
arrivé , on mit les troupes dans des quartiers
plus étendus , afin de leur procurer plus d'aisan-
ce, et d'éviter surtout les maladies contagieuses
qui commençoient à régner sur les frontières.
Le Roi se rendit le 6 à Breslau , pour conférer
a\ec le ]nince Repnin ; la ville de Teschen fut
agréée d'un commun accord pour le lieu des
conférences , et le Roi nomma Mr de Riedesel
son ministre plénipotentiaire à ce congrès. Ar-
riva alors à Breslau Mr de Toerrina-Seefeld
en qualité de ministre de l'électeur palatin;
lui 5 le prince Repnin , Mr de Riedesel , Mr.
284 MÉMOIRES
de Zinzendorf, ministre de Saxe, et Mr de
Hofeiifels , Envoyé de Deuxponts , toute cette
masse de né^oci-iteurs partit pour Teschen,
où ils furent joints par Mr de Bieteuil, Am-
bassadeur et plénipotentiaire du roi de I rance,
et par Mr de Cobenzl , chargé d'un même
emploi par l'impératrice Reine. I/Impératrice
vouloit sincèrement la paix; mais c[uelque
empressement cju'elle eût de la voir bientôt
rétablie , elle n'avoit pu parvenir à inspirer
les mêmes sentimens à l'empereur son fils.
Ce prince, comme nous l'.vons dit précé-
demment, croyoit son honneur lésé, s'il ne
soutenoit point avec fermeté une démarche
cjue son ardeur lui avoit fait entreprendre.
Dès que les ministres ouvrirent leurs conféren-
ces à Teschen , le comte Cobenzl acquiesça
purement et simplement au plan de pacifica-
tion proposé par la France; il ne ht aucune
difficulté et parut aussi content qu'on pouvoitle
désirer ; on crut que cet ouvrage seroit prom.pte-
ment terminé, lorsque leprmce Repnin reçut un
courrier de la part de Mr d'Assebourg, ministre
de l'impératrice de Russie à Ratisbonne , lequel
lui mandoit que l'électeur palatin lui avoit dé-
DE LA GUERRE DE 1778. 285
claré qu'il ne poiivoit, ni ne vouloit donner au-
cune satisfaction à l'électeur de Saxe , et qu'il
aimoit mieux s'en tenir à son traité précédent
fait avec la cour de Vienne, que de soumettre
ses intérêts aux décisions du congrès de Te-
schen. Mr de Breteuil Sc le prince Repnin
le prirent tous deux sur le haut ton , et s'ar-
mant de toute la dignité convenable à des plé-
nipotentiaires d'aussi grandes puissances , ils dé-
clarèrent que toutes les parties contractantes
ayant déjà adopté le plan de pacificeition qui
leur avoit été proposé^ ils considéreroient désor-
mais comme ennemi celui des souverains qui
voudroit contrevenir à son premier engage-
ment. Alors le com.te de Cobenzl et le Palatin
plièrent , et des courriers furent expédiés , qui
partirent en hâte pour Vienne. Cela n'em-
pêcha pas qu'on ne vît renaître d'autres diffi-
cultés , qui barroient à chaque pas le chemin
aux médiateurs. Un jour c'étoient les Saxons,
dont on ne pouvoit satisfaire les prétentions ;
un autre c'étoit le ministre de Deuxponts, qui
pour faire briller son zèle demandoit pour son
prince une augmentation d'appanage énorme ,
et soutenoit son système favori , en prouvant
^86 MÊ3IOIIIES
que la Bavière étoit un duché indivisible ; il
fallut que le Roi s*en mêlât pour que les cho-
ses n'allassent pas trop loin. Avec le secours
des médiateurs il parvint, quoiqu'avec peine,
à calmer la chaleur déplacée de ces deux mi-
nistres; l'on démontra au Saxon , que sans la
France, la Russie et la Prusse, qui l'assistoient,
son électeur n'auroit pas retiré une obole de
la cour de Vienne, quelques justes que fussent
ses prétentions ; qu'ainsi il agiroit raisonnable-
ment en se contentant de la somme qu'avec
bien de la peine on lui faisoit obtenir. On
s'expliqua de même à peu près avec celui de
Deuxponts, en lui rappelant qu'ayant perdu
les trois quarts de la Bavière , son prince devoit
se trouver heureux qu'on lui en restituât les
deux tiers. A peine avoit-on tranquillisé ces
deux ministres , que l'électeur palatin se remit
sur les rangs , pour produire de nouvelles chi-
canes. La France en fut fâchée, et le ministre
de Louis XV à Munich y parla sur le ton que
prenoit Louis XIV au milieu de ses triomphes.
"Néanmoins ces altercations continuèrent à Te-
schen, et furent poussées au point^ que les plé-
nipotentiaires mêmes commençoient à se défier
DE LA. GUERRE DE 1778. 287
du succès de leur négociation. Déjà six semai-
nes s'étoient écoulées infructueusement ; on
étoit au -20 d'Avril, lorsqu'il arriva de Constan-
tinople à Vienne un courrier avec la nouvelle
de la paix conclue entre la puissance otto-
manne et la Russie. Il ne falloit pas moins
qu'un événement aussi important pour flé-
chir l'ame inquiète du jeune Empereur. Tant
que les apparences de guerre entre la Russie
et la Porte avoient annoncé une rupture
prochaine entre ces puissances , Joseph n'avoit
considéré la déclaration de la cour de Péter-
bourg en faveur de la Prusse et de l'Empire
que comme un simple discours , parce que la
Russie se trouvant assez occupée en Crimée à
soutenir le Chan , son protégé , contre la puis-
sance ottomamie, qui vouloit le détrôner, elle
n'auroit ni la force, ni les moyens de soutenir
efficacement la Prusse ; mais le rétablissement
de la paix détruisoit toutes les espérances dont
l'Empereur s'étoit flatté; il ne pouvoit pas se
déguiser que la Russie ayant maintenant les
bras libres , étoit maîtresse d'employer ses for-
ces comme bon lui sembleroit ; que par con-
séquent elle pouvoit faire marcher un si puis-
OSS MÉMOIRES
sant corps de troupes au secours du Roi , que
la Prusse gagneroit par là une trop grande su-
périorité d'hommes, contre laquelle il seroit im-
possible aux troupes impériales de soutenir une
campagne avec dignité, et à plus forte raison
si la guerre venoit à tramer en longueur La
paix des Russes doit donc proprement servir
d'époque pour dater l'ouverture du congrès
assemblé à Teschen. Dès ce moment les ma-
chines de l'Empereur s'arrêtèrent , l'électeur
Palatin et son plénipotentiaire se tinrent dans
un silence respectueux; le comte de Cobenzl
devint plus liant , et abandonnant ses pro-
positions vagues , il s'expliqua rondement et
nettement sur les matières qu'il traitoit avec
les médiateurs. Toutes ces circonstances favo-
rables avancèrent si promptement cet ouvrage ,
qu'en moins de quinze jours tout le monde
étant d'accord , la paix fut conclue et signée le
13 Mai, jour de la naissance de l'Impératrice
Keine.
Nous nous contenterons d'en rapporter les
articles principaux, savoir ; que l'Empereur ren-
droit toute la Bavière et le haut Palatinat à
l'électeur Palatin , à l'exceptien du cercle de
Burg.
DE LA GUERRE DE 1778. 289
Burghausen; que la succession de ces Etats
seroit assurée au prince de Deuxponts , ainsi
qu'à toutes les branches collatérales qui avoient
les mêmes droits ; que réle6teur de 'Saxe ob-
tiendroit pour dédommagement la somme de
6 millions de florins, payables en termes an-
nuels de 50O5O00 florins; que l'Empereur re-
nonceroit en faveur de la Saxe au fief de
Schoenbourg, enclavé dans cet éle61orat ; qu'à
l'égard de la succession des margraviats de Ba-
reuth et d'Anspach , qui dévoient retomber à
la Prusse, l'Empereur reconnoissoit la légitimi-
té de ces droits, et promettoit de ne plus s'op-
poser à cette réunion; que de son côté le roi
de Prusse renonçoit à ses prétentions surjuliers.
et Bergue en faveur de la branche de Sulzbach,
moyennant le renouvellement de la garantie
que la France lui avoit donnée de laSilésiepar
le traité de 1 741 ; que le duc de Meckienbourg
obtiendroit le droit de non appellandos pour
l'indemniser de ses prétentions; et enkn. que
le présent traité seroit garanti par la Russie ,
par la France et partout le corps germ.anique.
A peine le traité fut-il signé , que les Prus-
siens par bon procédé évacuèrent tout de
■ Tome V, T
290 MÉMOIRES
suite ce qu'ils occupoient de possessions autri-
chiennes.
Telle fut la fin de ces troubles de l'Allema-
ane ; tout le monde s'attendoit à une suite de
quelques campagnes avant de les voir terminer;
mais ce ne fut qu'un mélange bisarre de négo-
ciations, et d'entreprises militaires, qu'il ne faut
attribuer qu'aux deux fa6iions qui divisoient la
cour impériale , dont l'une gagnoit le dessus
pour quelque temps et bientôt étoit réprimée
par l'autre. Les officiers étoient dans des in-
certitudes perpétuelles, et personne ne savoit
si l'on étoit en paix ou en guerre 5 situation
désagréable qui continua jusqu'au jour que
la paix fut signée à Teschen. Il parut que les
troupes prussiennes avoient de l'avantage sur
leurs ennemis toutes les fois qu'elles pouvoient
combattre en règle, et que les impériaux l'em-
portoient pour les ruses , les surprises et les
stratagèmes qui sont proprement du ressort de
la petite guerre.
Fait à Potsdam ce qo Juin 177g.
Frédéric.
CORRESPONDANCE
de
I'Empereur et de FImperatrice-Reine
avec le Roi, au sujet
de la Succession de la Bavière.
T 2
293
Coj)ie d'une lettre de la propre main de /'E M-
PEREUR au Roi de Prusse, écrite d'Ol-
mutz ^ le 12, Avril 1778.
Monsieur mon frère,
Si j'ai différé jusqu'à ce moment-ci de rem-
plir une promesse mutuellement contrariée
entre nous, tant à Neisse qu'à Neustadt , de
nous écrire directement , c'est que préparé à
tous les événemens, je voulois attendre qu®
je fusse moi-même éloigné de la capitale , et
par conséquent de tout ce qui peut ressentir
finesse et politique , pour communiquer à V.
M. mes idées, que je crois plus analogues à
nos vrais intérêts que toute brouillerie que
nous pourrions avoir ensemble. Je les ai ré-
digées dans le projet de convention ci-joint,
que j'ai l'honneur de lui envoyer. Je n'y
ajoute aucune réflexion, bien certain qu'il ne
lui en échappera aucune dont l'objet peut
être susceptible. En même temps je fais char-
ger Cobenzl des pleins pouvoirs nécessaires;,
T 3
294 CORRESPONDANCE
pour que si V. M. adopte ce proj et j l'on puisse
d'abord procéder à la signature, et si elle dési-
roit quelque changement ou explication sur
des accessoires, je la prie de me les faire connoi-
txe par sa réponse dire6lement. Elle peut
compter d'avance que je ne m'y refuserai
pas, si je le puis; ainsi que naturellement
tout sera dit, si cela ne lui convenoit en fa-
çon quelconque.
Je serois vraiment charmé de raffermir par
là de plus en plus une bonne intelligence qui
seule doit et peut faire le bonheur de nos
Etats 5 qui avoit déjà si heureusement et avan-
tageusement commencé , qui de ma part étoit
d'abord fondée sur la haute estime et considé-
ration que le génie et les talens supérieurs de
V. M. m'avoient su inspirer , qu'une connois-
sance personnelle avoit augmentée ," et que je
souhaite vraiment de perpétuer par des assu-
rances et témoignages réitérés d'une amitié sin-
cère avec laquelle je serai toujours
DE Monsieur mon Frère
ET Cousin
le trés-affectionné Frère et Cousin
Joseph.
AU SUJET DE LA BAVIERE. ^95
Projet de Convention qui s'est trouvé joint à
la lettre»
Sa Majesté ITmpératrice-Reine apostolique
et Sa Majesté le roi de Prusse ont vu avec une
vraie peine que les affaires de la succession de
Bavière prenoient une tournure si critique et
si embarrassante, que non seulement il y avoit
tout à craindre présentement pour la tranquil-
lité de l'Allemagne , mais qu'aussi on devoit
appréhender dans l'avenir les suites les plus
fâcheuses de conjonélures de la même espèce;
et Leurs dites Majestés étant animées Tune et
l'autre du désir sincère d'écarter autant que
possible tout ce qui pourvoit altérer la bonne
intelligence et l'amitié qui subsistent entr'elles,
ainsi que le repos général de l'Empire germa-
nique, elles sont entrées à ce sujet dans un
concert amiable , et sur les éclaircissemens et
assurances données d'une part par Sa Majesté
rimpératri ce-Reine , et suivies de l'autre des
déclarations de Sa Majesté le roi de Prusse,
elles ont dans cet esprit de conciliation chargé
leurs ministres respeftifs, munis de leurs pleins
T 4
296 COPvRESPOKDANCE
pouvoirs , de conclure et arrêter une conven-
tion de la teneur suivante :
1. Reconnoît Sa Majesté prussienne la va-
lidité de la convention faite le 3 Janvier de l'an-
née courante entre Sa Majesté l'Impératrice-
Reine apostolique et Son Altesse sérénissime
éledlorale Palatine , ainsi que la légitimité de
i'érat de possession des distri61s de la Bavière,
occupés en conséquence par Sa Majesté im^
périale apostolique.
Q. Et attendu que dans cette convention
les deux parties contrariantes se sont expres-
sément réservé la faculté de faire entr'elles une
convention ultérieure sur l'échange à régler
d'après les convenances réciproques, soit des
distri61s qui sont tombés en partage à Sa Ma-
jesté impériale et apostolique et à la maison
d'Autriche, soit de la totalité du pays, ou
seulement de quelques parties; promet Sa Ma-
jesté prussienne de laisser exécuter paisible-
ment les échanges en question, bien enten-
du néanmoins que les acquisitions à faire ne
paissent porter sur aucun pays immédiate-
ment limitrophe des Etats aîluels de Sa Ma-
jesté prussienne.
AU SUJET DE LA BAVIERE. 297
3. En revanche reconnoît S.M. I. et apo-
stolique d'avance la validité de l'incorpora-
tion des pays d'Anspach et Bareuth à la pri-
mogéniture de l'éle^lorat de Brandebourg, et
promet de son côté,
4. de laisser consommer paisiblement tout
échange qui pourroit être fait de ces pays d'a-
près les convenances de Sa Majesté prussienne
bien entendu néanmoins que les acquisi^tions
à faire ne puissent porter sur aucun pays im-
médiatement limitrophe des Etats aftuels de
Sa Majesté l'Impératrice Reine de Hongrie et
de Bohème.
Répense de la propre maiîi du R o l à /'E M-
p E R E u R . datée de Schœmvalde /e 1 4 Avril
1778.
Monsieur mon Frère ,
J'ai reçu avec toute la satisfaction* possible la
lettre que V. M. I. a eu la bonté de m'écrire.
Je n'ai ni ministre ni scribe avec moi; ainsi V.
M. I. voudra bien se contenter de la réponse
d'un vieux soldat, qui lui écrit avec probité
et avec franchise sur un des sujets les plus im-
'2gS CORRESPONDANCE
portans que la politique ait forirnis depuis long-
temps. Personne plus que moi ne désire de
maintenir la paix et la bonne harmonie entre
les puissances de l'Europe ; niais il y a des
bornes à tout, et il se trouve des cas si épi-
neux, que la bonne volonté ne suffit pas seule
pour maintenir les choses dans le repos et la
tranquillité. Que V. M. me permette de lui
exposer nettement l'état de la question de nos
affaires actuelles. Il s'agit de savoir si un Em-
pereur peut disposer selon sa volonté des hefs
de l'Empire ? Si l'on prend l'affirmative , tout
iiefs deviennent des Timariots , qui ne sont
ces qu'à vie, et dont le Sultan dispose après la
mort du possesseur. Or c'est ce c[ui est con-
traire aux lois , aux coutumes et aux usages de
l'Empire romain. Aucun prince n'y donnera
les mains 5 chacun provoquera au droit féodal,
qui assure ces possessions à ses descendans ,
et personne ne consentira à cimenter lui-même
le pouvoir d'un despote qui tôt ou tard le dé-
pouillera lui et ses enfans de ses possessions
immémoriales. Voilà donc ce qui a fait crier
tout le corps germanique contre la façon vio-
lente dont la Bavière vient d'être envahie. Moi,
AU SUJET DE LA BAVIERE. 2gg
comme membre de l'Empire et comme ayant
rappelé la paix de Westphalie par le traité de
Hubertsbourg,je me trouve directement enga-
gé à soutenir les immunités , les libertés et les
droits du corps germanique, les capitulations
impériales, par lesquelles on limite le pouvoir
du chef de l'Empire^ afin de prévenir les abus
qu'il pourroit faire de sa prééminence. Voilà,
Sire, au vrai l'état des choses. Mon intérêt per-
sonnel n'y est pour rien ; mais je suis persua-
dé que V. M. me regarderoit elle-même comme
tm homme lâche et indigne de son estime, si je
saciifiois bassement les droits , immunités et
privilèges que les Eie6leurs et moi avons reçus
de nos ancêtres. Je continue à lui parler avec
la même franchise. J'aime et j'honore sa per-
sonne. Il nie sera certainement dur de com-
battre contre un prince doué d'excellentes
qualités , et que j'estime personnellement.
Voici donc selon miCS foibles lumières des
idées que je soumets aux laies supérieures de
V. M. I. Je coniesse que la Bavière selon le
droit de convenance peut convenir à la maison
impériale; mais comme d'ailleurs tout autre
droit lui est contraire dans cette possession,
300 COHIIESPONBANCE
ne pourroit-on pas par des équivalens satisfaire
le duc de Deuxponts ? Ne pourroit-on pas trou-
ver de quoi indemniser l'éleâeur de Saxe sur
les alleux de la succession de Bavière ? Les Sa-
xons font monter leurs prétentions à 3 7 mil-
lions de florins ; mais ils en rabattroient bien
quelque chose en faveur de la paix. C'est, Sire,
à de telles propositions, en n'oubliant pas le
duc de Mecklenbourg, que V.M.I. me verroit
concourir avec joie, parce qu'elles seroient
conformes à ce que demandent mes devoirs et
la place que j'occupe. J'assure à V. M. que je
ne m'expliquerois pas avec mon frère avec plus
de franchise que j'ai l'honneur de lui parler.
Je la prie de faire ses réflexions sur tout ce
que je prends la liberté de lui représenter ; car
voilà le fait dont il s'ag-it. La succession d'An-
o
spach y est tout-à-fait étrangère. Nos droits
sont si légitimes , que personne ne peut nous
les rendre litigieux. C'est ce van Swieten qui
m.'en parla, il y a je crois quatre à six an, et
qui me dit que la cour impériale seroit bien
aise s'il y avoit quelque troc à proposer, parce
que j'ôterois à sa cour la supériorité de voix
dans le cercle de Franconie , et qu'on ne vou-
AU SUJET DE LA BAVIERE 3OI
droit pas de mon voisinage près d'Egra en Bo-
hème. Je lui répondis qu'on pouvoit se tran-
quilliser encore , parce que le margrave d'An-
spach se portoit bien, et qu'il y avcit tout à
parier qu il me survivront. Voilà tout ce qui
s'est passé sur cette matière, et V. M. I. peut
être persuadée que je lui dis la vérité. Quant
au dernier mémoire que j'ai reçu du prince
Kaunitz , ledit Prince paroît avoir eu de l'hu-
meur en le dressant. La réponse ne pourra ar-
river ici que dans huit jours. J'oppose mon
flegme à ses vivacités, et j'attends surtout ce
que V. M. I. aura la bonté de décider sur les
sincères représentations que je prends la liber-
té de lui faire, étant avec la plus haute estime
et avec la plus haute considération ,
MoNsiEjjR MON Frère,
DE Votre Majesté Imî>ériale
le bon Frère et Cousin
FREDERIC.
S'il m'est arrivé de manquer au cérémonial ,
j'en fais mes excuses à V. M. I. ; mais foi
d'honneur , à 40 milles à la ronde il n y
a personne qui puisse m'instruira.
302 CORRESPONDANCE
Lettre de la propre main de /'EMPER.EUE.
adressée au jtOi. De Littau le 16 Avril 1778.
Monsieur mon Frère,
Dans ce moment je viens de recevoir la let-
tre de V. M. Je la vois dans une erreur de
fait , et qui change entièrement sa longue ti-
rade, mais surtout la question; cela m'engage
donc pour le bien de l'humanité à la lui éclair-
cir par cette lettre. Dans tout ce qui s'est fait
en Bavière, ce n'est point l'Empereur qui agit
mais l'éle^leur de Bohème et l'archiduc d'Au-
triche, qui commeCo-Etata faitreconnoitre ses
droits, et s'est arrangé par une convention li-
bre et amicale avec son Co-Etat et voisin , l'E-
leftear palatin , devenu seul héritier des
Etats de la Bavière. Le droit de s'entendre et
arranger avec son voisin sans l'aveu d'un tiers
o
a toujours paru jusqu'à présent un droit in-
contestable à quiconque n'est pas dépendant,
et par conséquent tous les princes de l'Empire
l'ont toujours exercé de droit et de fait.
Quant aux prétentions sur l'allodial de la
cour de Saxe et du duc de Mecldenbourg,
AU SUJET DE LA BAVIERE. 30^
dont elle veut bien me parler, il me paroît
que c'est une aHaire litigieuse à décider devant
qui il compète, ou à arranger uniquement avec
l'héritier, qui est l'élec^ieur Palatin, selon les
pacSles de famille.
Pour S. M. rimpératrice-Reine, je crois
pouvoir assurer que le droit de regrédience
dont elle a touché quelque chose dans la ré-
ponse qu'elle a donnée, elle pourra même ne
plus le faire valoir, en faveur des autres liéri-
tiers allodiaux et pour leur faire plaisir.
Pour le duc de Deuxponts, il est prouvé
qu'il n'a aucun droit, tant que l'Eleéleur pa-
latin existe, et il lui est libre d'accéder ou non.
à la convention qui s'est faite, et quoiqu'il ait
autorisé préalablement l'Elecfteur à s'arranger
en son nom et au nom de tous ses héritiers
avec S. M. l'Impératrice sur la succession de
Bavière, ses droits resteront néanmoins intacles,
et S. M. ne se croira point obligée vis-à-vis de
lui à sa convention, et par conséquent dans le
cas de faire de nouveaux .irrangemens, ou de
procéder par la voie légale que son bon droit
lui donne, vis-à-vis du duc de Deuxponts, lors-
qu'il sera dans le cas de succéder à l'Eledieur
304 CORRESPONDANCE
Palatin* Par les raisons ci-alléguées , qui sont
toutes des faits prouvés , je crois que V. M.
sera convaincue entièrement que le mot de
despotisme dont elle se sert, et que j'abhorre
pour le moins autant qu'elle, est de trop, et
que l'Empereur n'a fait autre chose dans toute
cette occurrence, que de promettre à un cha-
cun qui se plaindra à lui en bonne forme et
lui fera connoître ses droits, de lui admini-
strer prompte justice, tout comme S. M. l'Im-
pératrice - Reine n'a fait que faire valoir ses
droits et les constaterpar une convention libre;
et elle saura par conséquent, avec tous les mo-
yens c[u'elle a, défendre ses possessions/Voilà
le vrai état de la question, qui se réduit à savoir
si quelque loi d'Empire empêche un Electeur
de faire avec son voisin un arranc^ementet une
o
convention sans fintervention des autres , qui
leur convient mutuellement, ou non. J'atten-
drai avec tranquillité ce qu'il lui plaira de me
répondre , ou de faire. J'ai appris tant de
choses vraiment utiles déjà de V. M, qui si je
nétois pas citoyen, et si quelques millions
d'êtres qui par là en soufirii oient cruelle-
ment, ne me touchoient, je lui diroi.s r" ;ue
que
AU SUJET DE LA BAVIÈRE 305
que je ne serois pas fâché qu'elle m'apprît
encore à être général Néanmoins elle peut
compter que le maintien de la paix, et surtout
avec elle, que j'honore et aime vraiment, est
mon sincère désir, et que 400.000 braves gens
ne devroient point être employés à s'égorger
mutuellement, et cela pourquoi? et à quoi
bon? et sans en prévenir surtout de part ni
d autre des fruits qui les puissent valoir. Voi-
là mes sincères réflexions j j'ose les communi-
quer à V. M. avec toute la cordialité et fran-
chise possible, étant avec la plus haute et par-
faite considération.
Monsieur mon Frère,
DE Votre Majesté
le bon Frère et Cousin
Joseph.
Lettre de la propre main du R o i à /' E M-
p E R E u R. De Schoenwalde le iH Avril 1778.
Monsieur mon Frère,
Les marques d'amitié que V. M. I. daigne
me donner, mé sont d'un prix inestimable, car
Tome V. V
3o6 CORRESPONDANCE
certainement personne ne la considère , et si
elle me permet de le dire, n'aime plus sa per-
sonne que je ne le fais. Si des causes impré-
vues donnent lieu à des diversités d'opinions
sur des matières politiques , cela n'altère en
rien les sentimens que mon coeur lui avoués.
Puis donc que V. M. I. veut que je lui parle
avec ma franchise ordinaire sur les matières
épineuses qui sont maintenant l'objet principal
de nos occupations, je suis prêt à la satisfaire,
à condition toutefois qu'elle aura la même in-
dulgence pour ma sincérité qu'elle a bien vou-
lu avoir jusqu'ici. Je la prie d'avance de ne pas
croire , que séduit par une folle ambition, j'aie
la démence de vouloir m'ériger en arbitre des
souverains. Les passions vives sont amorties et
ne sont pas de saison à mon âge, et ma raison
a su prescrire des bornes à la sphère de mon
activité. Si je mlntéresse aux événemens ré-
cens de la Bavière, c'est que cette affaire est
compliquée avec l'intérêt de tous les princes
de l'Empire, au nombre desquels je suis com-
pté. Qu'aije donc fait ? j'ai examiné les lois,
les constitutions germaniques , l'article delà
paix de Westphaiie relatif à la Bavière^ et j'ai
AU SUTET DE LA BAVlÈPvE. 307
comparé le tout à révénement qui vient d'ar-
river , pour voir si ces lois et ces traités pou-
voient se concilier avec cette prise de posses-
sion, et je confesse qu'au lieu des rapports que
je désirois d'y trouver, je n'ai rencontré que
des contradictions. Pour en détailler plus clai-
rement mes remarques à V. M. I. qu'elle agrée
que je me serve d une comparaison : je suppose
donc que la branche des Landgraves de Hesse
à présent régnante fût sur le point de s'éteindre,
et que l'életieur de Hanovre par un traitç
signé avec le dernier de ces Princes, s'emparât
de la Hesse sous prétexte de son consentement;
les princes de Rheinfels , qui sont de la me*
me famille, réclameroient sans doute cet héri-
tage, parce qu'un possesseur de fief n'en est que
l'usufruitier, et que selon toutes les lois féoda-
les il ne peut transiger, ni disposer de ses pos*
sessions sans le consentement des agnats, c'est
à dire des princes de Rheinfels , et devant tous
les tribunaux de justice l'éle^leur de Hanovre
seroit repris de s'être mis par les armes en pos-
session d'un bien litigieux, et il perdroit sa
cause avec dépens. Autre est le cas de succes-
sion d'une famille éteinte, de laquelle les héri-
V Q
3o8 CORRESPONDANCE
tiers ont droit de prendre possession, ainsi qu'il
s'est fait en Saxe à la mort des ducs de Merse-
bourg, de Naumbourg et de Zeitz. Telles
ont été jusqu'ici les lois et les coutumes duSt
Empire romain.
J'en viens a61uellement au droit de regré-
dience dont il est fait mention dans le mani-
feste que la cour impériale à publié. Je me
souviens encore qu'en l'année 1740 le roi de
Pologne fit valoir ce droit, pour autoriser les
prétentions qu'il formoit sur la Bohème du
chef de la reine son épouse, et je me rappelle
que les ministres autrichiens d'alors réfutèrent
vivement les argumens que les ministres de
Saxe déduisoient de ce droit, que ceux d'Au-
triche persévérèrent constamment à trouver in-
valide et inadmissible : or se peut-il qu'un
droit soit mauvais en un temps et devienne
bon dans un autre ? J'avoue à V. M. I. qu'il
me paroît que cela implique contradicîîlion.
V. M. I. ajoute dans sa lettre à l'égard du prince
de Deuxponts , qu'on pourroit s'accommoder
avec lui a la mort de réle£l;eur de Bavière :
elle m'enhardit assez pour que j'ajoute, et
pourquoi pas à présent? Car efledivement ce
AU SUJET BE LA BAVIERE. 309
seroit conserver les crermes de nouveaux trou-
o
blés et de nouvelles divisions, quand rien n'em-
pêche de les prévenir dès à présent. Qu'elle
ne trouve pas mauvais que j'ajoute encore
un mot à l'égard de l'éle^leur de Saxe , qu'on
veut assigner à l'électeur palatin ; mais il fau-
droit donc achever de dépouiller ce dernier, si
l'on vouloit satisfaire l'autre. Ne trouveroit-
on pas d'autres expédiens pour le contenter ?
Je crois que la chose en vaudroit la peine ; il
faudroit les articuler ces expédiens, ils servi-
roient de points fixes sur lesquels on pourroit
négocier.
Enfin 5 Sire , puisque V. M. I. m'enhardit,
puisqu'elle souffre qu'on lui dise la vérité, puis-
qu'elle est si digne de l'entendre, elle ne désap-
prouvera pas qu'en lui ouvrant mon coeur, je
jette en avant quelques idées qui peuvent ser-
vir de matière de conciliation. Je crois toute-
fois qu'une discussion de cette nature exige
qu'on la traite par des ministres. C'est à elle
à décider si elle veut charger de ses ordres à
ce sujet le comte de Cobenzl, ou qui elle ju-
gera à propos de nommer, pour accélérer un
ouvrage aussi avantageux à l'humanité. Je
.V3
310 C0E.IIESPONDANCE
confesse que c'est un chaos difficile à débrouil-
ler j mais les difficultés doivent plutôt encou-
rager que rebuter. Si on ne peut les vaincre ,
rhumanité exige au moisis qu'on l'essaye, et si
l'on veut sincèrement la paix, il faut la cimen-
ter d'une façon durable. Que V. M. I. soit
persuadée d'ailleurs que je ne confonds jamais
les afiaires et sa personne. Elle a la bonté de
Ine badiner. Non, Sire, vous n'avez pas be-
soin de maître. Vous jouerez tel rôle que vous
voudrez, parce que le ciel vous a doué des
plus rares talens. Qu'elle se rappelle que Lu-
cuUus n'avoit jamais commandé d'armée lors-
que le sénat romain l'envoya dans le Pont. A
peine y fut-il arrivé que pour son coup d'essai
il battit Mithridate. Que V. M. I. remporte
des vi^loires, je serai le premier à l'applaudir ;
mais j'ajoute, que ce ne soit pas contre moi.
Je suis avec tous les sentimens de la plus par-
faite estime et de la plus haute considération.
Monsieur mon Frère,
DE VOTRE Majesté Impériale
le bon Frère et Cousin.
Frédéric.
AU SUJET DE LA BAVTERE 31I
Lettre c^e /' E M p E R E u r. De Koenigsgraetz, le
19 Aijril 1778.
Monsieur mon Frère,
La lettre amicale que V. M. vient de m'é-
crire me touche sensiblement , et si la haute
considération et j'ose le dire la vraie amitié
que j'ai toujours eue pour sa personne, pou-
voit au^nienter, certainement elle seroitbien
faite pour cela. Je vais donner part à S. M. l'Im-
pératrice-Reine des intentions remplies d'hu-
manité qu'elle contient, et qui sont dignes d'un
aussi grand homme qu'elle. Je puis d'avance
l'assurer que S. M. a déjà donné et donnera
encore à Cobenzl les instrudions nécessaires ,
pour recevoir et se prêter à toutes les propo-
sitions conciliatoires qui seront décentes et
possibles , tant à ce que S. M. se doit à elle-
même qu'à son état, afin d'éloigner, tant pour
ce moment que pour les occasions à venir, le
fléau de la guerre entre nos Etats respeûifs.
Quelque difficile que cela paroisse, si Ton veut
bien, cela pourra réussir , et nous aurons par
là acquis tous deux une gloire bien plus réelle
y i
312 CORRESPONDANCE
que ne seroient toutes les victoires ; et les béné-
di(?l:ions de tous nos sujets, la conservation
de tant d'hommes , seront les plus beaux
trophées qu onpourroit acquérir ; et il n'appar-
tient à en sentir la valeur qu'à ceux qui com-
me elle apprécient le prix de rendre les hom-
mes heureux.
V. M. en me parlant des moyens pour
conserver la paix, paroît vouloir faire la guerre
à ma raison par les complimens trop flatteurs
qu'elle me fait, et qui devroient me tourner
la tête, si j e ne connoissois tout ce qui me man-
que en expérience, en talens. Eloigné par ca-
ra^lère de toute vanité et du plaisir d'être prô-
né, je lui avouerai néanmoins que je ne puis être
insensible à l'estime et à l'approbation d'un bon
juge comme elle. Je la prie de vouloir bien être
persuadée des sentimens de la plus haute et
parfaite considération et sincère amitié que je
lui ai voués personnellement pour la vie, étant
Monsieur mon Frère ,
DE Votre Majesté
' ïe bon Frère et Cousin
ÎOS EP H.
AU SUJET DE LA BAVIERE. 313
Lettre de la propre main du Roi à /'Empe-
REUR» De Schoemvalde le 20 Avril 1778.
Monsieur mon Frère,
Rien , ne peut être plus glorieux pour V. M.
I. que la résolution qu'pUe daigne prendre d' es*
sayer à conjurer l'orage qui se prépare, et qui
menace tant de peuples innocens. Les succès ,
Sire 5 que les plus illustres guerriers ont sur
leurs ennemis , se partagent entre bien des tê-
tes, qui par leur valeur et leur conduite y con-
courent. Mais les bienfaits des souverains en-
vers l'humanité leur sontuniquemen attribués,
parce qu'ils tiennent à la bonté de leur cara-
£lère, comme à l'élévation de leur génie. Il
n'est aucune espèce de réputation à laquelle V.
M. I. n'ait droit de prétendre , soit que ce soit
des traits de valeur, soit que ce soit des a61es
de modération. Je la crois également capable
des uns comme des autres, et V. M. I. peut
être persuadée que j'aurai rondement, et me
prêterai de bonne foi à tous les moyens de
conciliation que Ton pourra proposer , d'une
part pour prévenir refïusion de sang innocéiîf.
314 CORRESPONDANCE
et de l'autre, Sire, par les sentimens d'admira-
tion que j'ai pour votre personne, et dont les
profondes impressions ne s'effaceront jamais
de mon coeur. Que V. M. L soit persuadée que
si je me suis hasardé à lui ouvrir les sentimens
que j'ai pour sa personne , c'est l'expression
pure et simple de la vérité. L'on m'accuse
d'être plus sincère que flatteur , et je suis in-
capable de dire ce que je ne pense pas. C'est
en attendant ce qu'il plaira à V. M. I. de ré-
gler pour l'importante négociation dont il s'a-
git, que je la prie de me croire avec tous les
sentimens de la plus parfaite estime et de la
plus haute considération.
Monsieur mon Frère,
DE Votre Majesté Impériale
le bon Fïère et Cousin
Frédéric.
Copie de h lettre du Ministre de Russie à Vienne^
r- î -''
le Prince de Gallizin.
Sire,
S. M. rimpératrice-Reine m'a confié la ré-
^oluîioîi qu'elle vient de preadre de dépêcher
AU SUJET BE LA BAVIERE 315
vers V. M. FEnvoyé MrThugut, chargé d'une
lettre pour elle, ainsi que d'ouvertures ten-
dantes à arrêter les progrès de la mésintelli-
gence survenue entre les deux cours. Elle
m'a requis de le munir d'un passeport sous le
nom de quelqu'un qui est attaché au service
de mon auguste souveraine, ainsi que d'une
lettre pour Votre Majesté.
J'ai d'autant moins hésité de me rendre à
ses ordres et à sa volonté, que je suppose que
la commission dont Mr Thugut est charc^é ,
sera agréable à Votre Majesté.
Rien n'égalerolt mon bonheur, si après
avoir servi d'instrument à acheminer l'a^lion
la plus héroïque du règne de V. M. , celle de
rendre la paix à l'Allemagne à la tête de ses
puissantes armées , j'osois encore me flatter
que V. M. daignera agréer les hom.mages que
je porte à cette occasion à ses pieds, et les sen-
timens du plus profond respeâ: avec lequel je
suis
Sire , de Votre Majesté
le très-humble , trés-obéissant et très-
Vienne soumis sfervitcur
le 12 Juillet 1778. Demetry Prince Gallizin,
3l5 CORRESPONDANCE
Réponse de S, M, au Prince de Gallîzin à Vienne,
Du camp devant Jaromirs le 17 Juillet 1778.
Monsieur le Prince de Gallîzin ,
Indépendamment de ce que la dernière
négociation avec la cour de Vienne a été
rompue , je ne suis pas si éloigné de la paix,
que si la cour de Vienne vouloit faire des
propositions acceptables, et qui pussent se
concilier avec le maintien du système du corps
germanique, je ne fusse toujours très-dispo-
sé à les recevoir ; et si Mr Thugut est chargé
de quelque proposition, je ne saurois refuser,
pour le bien de l'humanité , de l'entendre, et
de faire un dernier effort pour concilier ces
troubles. Sur ce je prie Dieu qu'il Vont ait,
Mr le Prince de Gallizin, en sa sainte et digne
s:arde.
Copie de la lettre de S. M. /'Impératrice
Reine , envoyée par le Sr. Thugut.
Monsieur mon Frère et Cousin,
Par le rappel du Baron Riedesel et par l'en-
trée des troupes de V. M, en Bohème je vois
AU StfTET BE LA BAVIÈRE 317
avec une extrême sensibilité l'éclat d'une nou-
velle guerre. Mon âge et mes sentimens pour
la conservation de la paix sont connus de tout
le monde, et je ne saurois lui en donner une
preuve plus réelle que par la démarche que je
fais. Mon coeur maternel est justement alar-
mé de voir à l'armée deux de mes fils et un
beau-fils chéri. Je fais ce pas sans en avoir pré-
venu l'Empereur mon fils ; et je lui demande
même pour tout le monde le secret, quel qu'en
soit le succès. Mes voeux tendent à faire re-
nouer et terminer la négociation , dirigée jus-
qu'à cette heure par S. M. l'Empereur, et rom-
pue à mon plus grand regret. C'est le Baron
Thugut, muni d'instru^lionset d'un plein pou-
voir, qui lui remettra celle-ci en main propre.
Souhaitant ardemment qu'elle puisse remplir
nos voeux, conformément à notre dignité et sa-
tisfaction 5 je la prie de vouloir répondre avec
les mêmes sentimens aux vifs désirs que j'ai de
rétablir notre bonne intelligence pour toujours,
pour le bien du genre humain , et même de
nos familles, étant de Votre Majesté
la bonne Soeur et Cousine
Marie Thérèse.
3l8 COE.RESPONDANCE
Coj)ie d'un postscrit à la lettre ci-dessus de f Impé-
ratrice - reine.
Le 12.
C'est dans ce moment qu'arrivent les nou-
velles du 8 et du g de l'armée , qui m'annon-
cent son arrivée vis-à-vis de nous. Je m'em-
presse d'autant plus à expédier ceci, crainte
de quelque accident qui changeroit la situa-
tion présente. Je compte après le départ de
Thugut expédier un courrier à l'Empereur ,
pour empêcher par là peut-être quelques pas
précipités, ce que je souhaite de bon coeur. Je
€uis ,
DE Votre Majesté ,
la bonne Soeur et Cousine
Marie Thérèse.
Copie du plein pouvoir de la propre main de
/'Impératrice -Reine , dont r original à été
rendu au Sr Thugut:, à Welsdorf h 17 Juillet
1778.
Plein pouvoir pour le Baron de Thugut,
ahn de conclure avec S. M. le Roi de Prusse
une convention, selon les intentions queje lui
ai confiées. Le 12 Juillet 1778.
Marie Thérèse.
AU SUJET DE LA BAVIERE. 339
Cope des propositions de Sa Majesté II M'Pi.'
RATRiCEtoRElNE.
1. L'Impératrice gardera de ses possessions
afluelles en Bavière une étendue de pays d'un
million de revenus et rendra le reste à TÉIec-
teur palatin.
2. Elle conviendra incessamment avec l'E-
le^leur palatin d'un échange à faire de gré à
gré de ces possessions contre quelqu'autre
partie de la Bavière, dont le revenu n ira pas
au delcà d'un million, et qui n'avoisinerapas
Ratisbonne, ni n'aura l'inconvénient de cou-
per la Bavière en deux, comme les posses-
sions actuelles.
3. Elle réunira ses bons offices à ceux de S.
M. le roi de Prusse pour ménager sans délai un
arrangement juste et équitable entre l'Ele^leur
palatin et l'éle^leur de Saxe relativement aux
prétentions de ce dernier sur l'alleu de Bavière.
Copie des additions du R O I aux propositions
ci-dessus.
4. L'Impératrice ne voudra-t-elle pas re-
lâcher de ses droits sur quelques fiefû de la
320 CORUESPONBANCE
Saxe , dont elle prétend la suzeraineté en qua-
lité de Reine de Bohème ?
5. Ne pourra-t-on pas accommoder le duc
de Mecklenbourg par quelque petit fief de
l'Empire ?
6. Est-ce que l'on conviendra encore de
régler la succession de Bareuth et d'Anspach
selon qu'on l'avoit stipulé dans le traité, en y
ajoutant que Téleéleur de Saxe se fera rendre
l'hommage éventuel des deux margraviats , et
que le roi de Prusse recevra également l'hom-
mage de la Lusace ?
7. Lèvera-t-on le blocus de la ville de Ra-
tisbonne, où la diète de l'Empire est rassem-
blée?
Voilà à peu près des points dont il faudroit
convenir, pour pouvoir signer des prélimi-
naires.
Copie de la réponse t/j/ R o i à la lettre
ci - dessus.
ce 17 Juillet 1778.
Madame ma Soeur,
Mr Thugut m'a rendu la lettre dont Votre
Majesté Impériale et Royale a voulu le charger
pour
AU SUJET DE LA BAVIERE. 321
pour moi. Personne ne le connoît ici , ni ne
saura qu'il y a été. Il étoit digne du caractère
de Vorre Majesté Impériale et Royale de don*-
ner des marc[ues de m.agnanimité et de modé-
ration dans une afiaire litigieuse , après avoir
soutenu la succession de ses pères avec une fer-
meté héroïque. Le tendre attachement que
Votre Majesté Impériale marque pour l'Em^
pereur son fils et pour des Princes remplis de
mérite, doit lui attirer les applaudissemens de
toutes les âmes sensibles, et cela augmente, s'il
se peut, la haute considération que j'ai pour
sa personne sacrée. Mr de Thugut a minuté
quelques poiiUs , pour servir de base à une
suspension d'armes. J'ai dû y ajouter quelques
articles, mais dont en partie Ton étoit déjà
convenu, et d'antres qui je crois ne rencontre-
ront guéres de difficultés. En attendant. Ma-
dame , que' la réponse arrive , je ménagerai si
bien mes démarches, que Votre Majesté Im-
périale n'aura rien à craindre pour son sang, et
pour un Empereur que j'aime, et c[ue je consi-
dère, quoique nous soyons dans des principeë
différens à l'égard des affaires d'Allemagne. Mr
Thugut va partir incessamment pour Vienne,
Tome V, X
322 CORRESPONDANCE
et je crois que dans six ou sept jours il pourra
être de retour. En attendant je fais venir des
ministres, pour mettre la dernière main à cette
négociation, au cas que Votre Majesté Impé^
riale et Royale daigne agréer quelques articles
nécessaires que j'ai ajoutés, pour c^ue les préli-
minaires puissent être signés. Je suis avec la
plus haute considération ,
Madame ma soeur,
DE Votre Majesté Impériale et Royale
le bon Frère et Cousin
Frédéric.
Copie (Tune seconde lettre de Sa Majesté V Impé-
ratrice-Reine envoyée sous simple couvert
du prince Gallizin ^ sans lettre de ce ministre.
ce 22 -Juillet 1778.
Monsieur mon Frère et Cousin,
Thugut est arrivé hier fort tard, et m'a re-
mis la lettre de Votre Majesté du 1 7 de ce mois.
J'y ai vu à ma grande satisfaction ses sentimens
conformes aux miens pour la paix, et tout ce
AU SUJET DE LA BAVIERE. 323
qu elle veut mê dire d'obligeant. Ayant infor-
mé lEmpereur de l'expédition deThugut, je
vais lui cofnmuniquer tout de suite ce qu'il
m'a rapporté. Je m'empresserai , dès que je
serai en état, de lui donner tons les éciair-
cissemens qu'elle me demande. En attendant
je suis avec toute l'estime.
Monsieur mon Frère et Cousik,
bonne Soeur et Cousir.c
Marie Thérèse.
Coj}ie de la réponse du Roi à la lettre
ci- dessus.
ce 2 5 Juillet 17784
Madame ma Soeur,
La lettre que Votre Majesté Impériale et
Royale a eu la bonté de m'écrire , m'est bien
parvenue. J'attendrai, Madame, ce qu'elle et
son auguste fils jugeront à propos de décider
sur la situation actuelle des affaires, et je dois
prévoir des suites heureuses de leur sagesse et
de leur modération. Je réitère encore à Votre
X ?.
324 C O ïm E s P O N D A N C É
Majesté Liapériale et Royale l'assurance que
je lui ai donnée précédemment, que je com-
pàsserai si bien mes démarches, qu'elle pour-
ra être sans inquiétude sur le sort des per-
sonnes qui à bon droit lui sont chères et pré-
cieuses. Rien de décisif ne se passera avant.
Madame , que Votre Majesté Impériale et Ro-
yale n'ait jugé à propos de me faire tenir sa
réponse. Je suis avec toute l'admiration et la
plus haute considération.
Madame ma Soeur,
DE Votre Majesté Impériale et Royale
le bon Frère et Cousin.
Frédéric.
Copie d'une lettre du Roi à Sa Majesté
r Impératrice -Reine.
Ge 28 Juillet 177S.
Madame ma Soeur,
» Quelque éloignement que j'aie d'importu-
nôr Votre Majesté Impériale et Royale par mes
lettres, j'ai cru cependant devoir dans les
conjonctures actuelles lui présenter quelques
AU ^UJET DE LA BAVIERE. 325
idées qui me sont venues touchant k. pacifîca- ^
tion générale de l'Allemagne. Je lès ai crues- .
les plus propres à concilier promptement les-
présens démêlés. Je les soumets aux lumières
supérieures de Votre Majesté Impériale, -lâ^
priant, supposé même qu'elle ne dût pas les
a^rréer, de les attribuer uniquement à la sin-
cérité avec laquelle j'entre dans ses vues pa--
cifîques , et au désir de sauver tant de peuples •
inrrocens des malheurs et des fléaux que la
Guerre attire inévitablement après elle. Je
suis avec les sentimens de la plus haute'
considération ,
Madame" MA Soeuii,'''' -
DE Votre Majesté Impé-rtaee-et Royale' I
le bon Frère et Cousin.
Frédéric. ■
Copie des pro-podtions annexées- à la lettre ci-dessus
pour un nouveau plan génk-al de ^conciliatmn,rsh
"1) Sa Majesté l'Impératrice Reine restituera
à l'électeur Palatiii tout ce qu'elle a- occupé 'en-
Bavière et dans lé haut Pala'tiriat. Ce princb
lui cédera eh retour -le district de Burghau-
Sen depuis Passau le long de l'Inn jusqu'au
X 3
525 CORRESPONDANCE
confluent de la Salza , et le long de la Salza
jusqu'aux frontières de Salzbourg , prés de
Wildshut: le reste du district de Burshausen-
ainsi que la rivière de l'Inn , devant rester à
la maison Palatine. Par ce moyen la cour de
Vienne obtiendroit sans contestation une pro-
vince grande et fertile , qui arrondiroit si bien
l'Autriche, qui est bordée d'une belle rivière,
et qui contient la forteresse de Schardingea
avec d'autres villes considérables. La Bavière
ne seroit pas coupée en deux, et la ville
de Ratisbonnc, ainsi que la diète, resteroient
libres.
q) Si la cour de Vienne avoit de la ré-
pugnance à indemniser la maison Palatine par
quelque cession en pays , elle pourroit le faire
en quelque façon, quoique d'une manière nul-
lement proportionnée à cette cessionjCn renon-
çà:Tit-à ses féodalités , ou droits de suzeraineté,
dans le haut Palatinat et en Saxe , et en payant
lîn.million d'écus à l'électeur de Saxe. Par ces
deux derniers articles la cour de Vienne sa-
ti^feroit l'électeur de Saxe sur ses prétentions
allodiales, à la place de l'électeur Palatin, libé-
jeroit celui-ci de cette obligation, et indem-
AU SUJET DE LA :BAVÎÈîIE. 327
nîseroit en quelque façon la maison Palatine
de la perte du district de Burghausen. On
pourroit ajouter pour la satisfaction de l'élec-
teur de Saxe , la petite principauté de Min-
delheim, comme un franc alleu, et le petit
district de Rothenbers , aparteriant au haut
Palatinat, mais enclavé dans le territoire de
Nurnberg. Toutes les considérations d'équité,
d'honneur et d'intérêt exigent que l'échange
des districts occupés en Bavière , la satisfa-
ction de la maison Palatine et de celle de Saxe,
en «général l'arrangement de la succession de
Bavière , ne soient pas renvoyés à une négo-
ciation et discussion particulière , mais qu'on
règle le tout dès à présent, avec la concur-
. rence de S. M. le roi de Prusse, comme ami
et allié de ces deux maisons. On pourroit leur
proposer ce plan et les inviter à y accéder,
dès que L. M. I. en seroient d'accord avec
S. M. le roi de Prusse j et on a tout lieu
d'espérer qu'elles ne s'y refuseront pas, vu
la nature du plan et des circonstances.
3) Dès que la succession de Bavière seroit
ainsi arrangée, Sa Majesté Impériale, ainsi que
rélecteur de Saxe, renonceroient à toutes pré-
X 4
328 CORRESPONDANCE
tentions ultérieures sur la Bavière et le haut
Palatinat, et on assureroit expressément la
succession de ces d&ux pays sans exception
aux princes palatins deDeuxponts, après l'ex-
tinction de la ligne présente de Sulzbach.
4) Les fiefs devenus vacans à l'Empire par
la mort du dernier électeur de Bavière , se-
roient conférés à l'électeur Palatin , et après
lui à la ligne de Deuxponts.
5) Sa Majesté l'Empereur voudra bien confé-
rer un de ces petits fiefs aux Ducs de Meck-
lenbourg, ou bien leur donner le privilège
de non appellando dans tout leur duché , pour
les indemniser de leurs prétentions sur une
partie du landgraviat de Leuchtenberg.
6) Leurs Majestés l'Empereur et flmpéra-
trice-Reine voudront bien renoncer aux droits
de féodalité ou autres que la couronne de Bo-
hème pourroit avoir dans les pays d'Anspach et
Bareuth, et s'engager à'ne jamais mettre aucune
opposition à ce que les pays d'Anspach et Ba-
reuth puissent être incorporés à la prirnogéni-
ture de l'électorat de Brandebourg;. Si S. M.
le roi de Prusse et l'électeur de Saxe pou-
voient convenir de faire un échange des paya
AU SUJET DE T. A BAVIERE 32g
d'Anspach etBarcmth contre les margraviats de
la]iaute et basse Liisacc, et de quelques autres
districts selon leur convenance. Leurs Majestés
Impériales etRoyales n'y seroient aucunement
contraires , et elles renonceroient plutôt dans
le cas existant à tout droit de féodalité, de ré-
version, d'achat, ou autres droits qu'elles
pourroient avoir sur la Lusace entière, ou sur
quelques parties de ce pays, de sorte que S. M.
le roi de Prusse et ses héritiers et successeurs
pussent posséder ce pays libre de toutes pré-
tentions de la part de la maison d'Autriche.
Ce plan paroît conforme à féquité, aux cir-
constances, et au plus grand avantage de la mai-
son d'Autriche. Si l'on pouvolt s'accorder là-
dessus, il ne seroitpas diilicile de le rédiger cii
forme d'articles préliminaires , ou de traité dé-
finitif.
Copie dune troisième lettre de Sa Majesté
«
/' Impératrice - Reine.
ce I d'Aoïit.
Monsieur mon Frère et Cousin,
Le Baron Thugut alloit partir pour se rendre
auprès de V. M. , lorsqu'il me parvint sa lettre
33^ CORRESPONDANCE
du qS de Juillet 5 accompagnée d'un nouveau
plan général de conciliation. Je l'avois chargé
de tous ces éclaircissemens qu'elle auroit pu
souhaiter, et des propositions réciproques de
ma part qui me paroissoient pouvoir amener
\m arrangement entre nous. Mais celles que
V. M. vient de me faire à mon grand regret,
changent si fort l'état des choses, qu'il n'est pas
possible queje puisse lui en dire mapens'éetout
de suite. Je tâcherai de le faire le plutôt que
possible, et c'est pour l'en prévenir, queje lui
adresse la présente , en la priant d'être persua-
dée de la considération avec laquelle je suis,
Monsieur mon Frère et Cousin,
DE Votre Majesté
bonne Soeur et Cousine
Marie Thérèse.
Cojne de la réponse du Roi à la lettre
ci -dessus.
ce 5. d'Août 1778.
Madame ma Soeur et Cousine,
Je viens de recevoir la lettre que Votre
Majesté Impériale et Royale a eu la bonté de
AU SUJET DE LA EAVIEîlE. 33I
m'écrire. Je sens, Madame, que des choses
de cette importance demandent une mûre dé-
libération. J'attendrai donc avec patience les
résolutions que Votre Majesté Impériale etRo.-
yale aura prises et qu'elle daignera me com-
muniquer par Mr de Thugut, en l'assurant
des sentimens de la plus haute considération
avec lesquels je suis à jamais,
Madame ma Soeur et Cousine,
DE Votre Majesté Impériale et Royale
le bon Trère et Cousin
Frédéric.
Coj)ie d'une quatrième lettre de Sa Majesté
/'Impératrice- Reine.
ce G d'Août.
Monsieur mon Frère et Cousin,
J'ai annoncé à V. M. par ma lettre du 1 C|ue
je lui ferois tenir le plutôt que possible iTi:t
pensée sur la proposition d'un nouveau plan
crénéral de conciliation. En coiiséciuencc Thu-
crut est chargé de lui faire une contre -propo-
sition de ma part, pour terminer tout d'un
332 CORRESPONDANCE
coup les malheurs d'une guerre cruelle et de-*
structive. Je me rapporte à ce que Tliugiit
lui exposera, et je suis avec toute la consi-
dération ,
Monsieur mon Frère et Cousin
DE Votre Majesté
bonne Soeur et Cousine
Marie Thérèse.
Coj)ie de la contre - proposition . dont il est question
dans la lettre ci - dessus.
L'Impératrice -Reijie n'étant pas animée de
vues d'agrandissement , et ne désirant princi-
palement que le maintien de sa dignité , de sa
considération, politique et de l'équilibre en Al-
lemagne, Sa susdite Majesté déclare cju'elle
est disposée et déterminée à restituer tout ce
qu'elle a fait occuper par ses troup'ès en Bavière
et dans le haut Palatinat, et à délier l'électeur
Palatin des engagemens qu'il a pris avec elle
par la convention du 3 de Janvier , sous la
condition sine ^ua non qu'il plaise à S. M. Prus-
sienne de s'engager en due forme , pour elle et
ses successeurs, de ne pas réunir les deux mar-
AU SUJET DE LA BAVIERE. 333
graviats de Bareuth et d'Anspach à la primo-
géniture de sa maison, aussi long-temps qu'il
y existera des princes puînés, ainsi qu'il est
statué dans la sanction pragmatique établie
dans la maison de Brandebourg, et qui étant
confirmée par les Empereurs et l'Empire , a
obtenu force de loi publique. Comme au
moyen d'un tel arrangement toute la succes-
sion de Bavière seroit remise dans son état
primitif, la discussion et le jugement des pré-
tentions des autres parties intéressées à ladite
succession seroient renvoyées aux voies ordi-
naires de justice prescrites par les lois et la
constitution de l'Empire , conformérhent à ce
que S. M. Prussienne dès le commencement
avoit proposé elle-même.
Copie de la réponse du Roi à la lettre
ci - dessus.
ce 10 d'Août 1778.
Madame ma Soeur et Cousine,
Mr Thugut m'a rendu la lettre que Y. M.
Impériale etE.oyale a eu la bonté de m'écrire.
334 COERESPONDANCÉ
Il m'a décliné les propositions dont il étoit
chargé, et comme elles n'étoient pas conci-
liantes, il remarqua l'éloignement que je té-
moignois pour les accepter. Il me dit qu'il y
avoit peut-être des moyens qui restoient en-
core pour pacifier les troubles de l'Allemagne,
et qu'il avoit été chargé par V. M. Impériale et
Royale d'en faire les ouvertures. Sur quoi je
lui ai proposé de s'aboucher avec mes mi-
nistres, pour essayer si cette dernière tentative
réussira mieux que les précédentes. V. M. Im-
périale et Royale me rendra au moins le témoi-
gnage, que si cette oeuvre salutaire ne parvient
pas à une' heureuse fin, ce ne sera pas ma faute.
Je suis avec la plus haute considération,
Madame ma Soeur et Cousine,
DE Votre Majesté Impériale et Royale
îe bon Frère et Cousin
Frédéric.
AU SUJET BE LA BAVIERE. 335
PIECES AUTHENTIQUES
de la négociation de Braunau, laquelle
après celle de Welsdorf entre le
Roi et le Sr de Thugut, a eu lieu
audit couvent de Braunau entre le
Sr de Thugut et les deux ministres
prussiens le comte de Finckenstein
et le Sr deHertzberg; mais ne du-
ra aussi cjue depuis le 13 jusqu'au
15 Aoûtj où elle fut rompue ^).
0 ^^^ piiices sont déjà imprimées à la suite d'un mémoire
qui sert à leur éclaircissement sous le titre: Déclaration
ultérieure de S. M. le roi de Prusse atix Etats de V Em^
pire, au mois d'Octobre 1778; mafs comme cet écrit
est devenu rare , on croit bien faire de réimprimer ici
ces pièces, qui jettent un jour si lumineux sur toute
Taffaire de Bavière.
336 CORRESPONDANCE
N"". 1. Proposition de Sa Majesté I Impè--
pératrice-Beine, que Mr de T/iugut a
rémise au Roi^ au camp de Welsdorf
en Bolième^ /en Août 17785 et en-
suite aux jninistres prussiens à Brau-
nau. Comme le Sr de Thugut avoua
lui-même qu'elle avoit été déclinée par
le Roi à Welsdorf ^ il ne fu que la
réitérer ; mais elle fut mise de coté^ et
il fit tout de suite la proposition conte-
nue sous N^. 2.
Cette proposition est la même qui se trouve
à la page 33 Q ; c'est pourquoi on l'a omise ici,
et on n'en rapporte que la rubrique,
N"". 2. Propositions de Sa Majesté V Im-
pératrice-Reine^ que Mr de Thugut a
remises au ministère du Roi dans la
première conjerence tenue au couvent de
Braunau en Bohème le i^ Août 17780
1. L'Impératrice -Reine borneroit les avan-
tages qui doivent lui revenir de sa prétention
sur la succession de Bavitie et de sa convention
avec
AU SUJET DE LA BAVIERE. 337
avec l'électeur Palatin, à l'acquisition d'un re-
venu d'un seul million de florins.
2. L'électeur Palatin et la maison Palatine
en retour céderoient à l'Impératrice- Reine ,
et respectivement échangeroient avec elle, la
partie de la Bavière et du haut Palatinat ren-
fermée dans la délimitation ci - dessous ex-
pliquée.
La ligne de démarcation commenceroit au-
près de Kufstein dans le Tyrol; elle siiivroit le
cours de l'Inn Jusqu'à Wasserbourg ; de là elle
seroit continuée vers Landshut à Lanckwat,
ensuite à Perbing, Donaustauf , Nittenau, Neu-
bourg, Retz jusqu'à Waldmunchen le lon^ du
grand chemin qui conduit à Toms ej;i Bohème.
Cette cession se feroit en la manière sui-
vante. L'on feroit une évaluation exacte de
tous les revenus de cette étendue de pays.
Cette évaluation seroit faite sur les lieux d'après
les comptes originaux de la recette générale
exîstans dans les dépots de Munich ; elle seroit
réglée et vérifiée par une commission composée
d'un commxissaire de l'Impératrice- Reine, d'un
autre de l'électeur Palatin, et d'un troisième
nommé par le duc de Deuxponts.
2 orne V. Y
30 CORÏIESPONDANCE
Cette évaluation faite, il en seroit prélevé
wi million de florins pour le préciput que Vlm."
pèratj'ice- Reine se seroit réservé et Sa susdite
Majesté compenseroît exactement et fidèle-
ment tout l'excédent par la cession qu'elle fe-
roit à l'électeur Palatin d'autres possessions
d'un revenu égal, et de telle autre manière
dont les trois commissaires ci- dessus mention-
nés librement et de plein gré conviendroient
entr'eux.
L'Impératrice-Reine céderoit nommément à
l'électeur Palatin tout ce qu'elle possède dans
le cercle de Souabe , en cas que les revenus
de la nouvelle acquisition qu'elle feroit en Ba-
vière et dans le haut Palatinat , déduction faite
de son préciput d'un revenu d'un million de
florins, fussent trouvés égaux aux revenus des
susdites possessions en Souabe , dont l'évalua-
tion seroit également constatée par l'exhibition
des comptes originaux de la recette. Si les
revenus de la nouvelle acquisition en Bavière
se trouvoient être moindres , les cessions que
rimpératrice-Reine feroit en Souabe, y seroient
proportionnées , et si les revenus de l'acquisi-
tion en Bavière et dans le haut Palatinat excé-
AU SUJET DE LA BAVIERE. 339
doient le préciput de l'Impératrice-Reine en-
semble avec les revenus des possessions autri-
chiennes dans le cercle de Souabe , S. susdite
M. dédomniageroit également avec exactitude
et fidélité l'électeur Palatin , soit par d'autres
cessions d'un revenu égal dans les P ys-bas
soit en se chargeant d'une partie proportionnée
des dettes de la Bavière^ soit en telle autre ma-
nière dont les trois commissaires ci- dessus men-
tionnés librement et de plein gré se seroient
accordés entr'eux.
3. S. M. l'Impératrice- Reine s'engageroit,
pour elle et ses héritiers, de ne faire aucune
opposition à la réunion des deux margraviats
de Baieuth et d'Anspach à la primogéniture
de l'electorat de Brandebourg, et si S. M. le
ïoi de Prusse trouvoit à propos de faire un
échange des pays de Bareuth et d'Anspach con-
tre la haute et la basse Lusace, l'Impératrice-
Keine non seulement n'y apporteroit point
d'obstacle, mais faciliteroit plutôt cet échange
en ce qui dépendroit d'elle, et nommément
par la rencmciation qu'elle feruit à ses droits de
féodalité , de réversion et autres sur la haute
et basse Lusace.
Y Q
340 CORTIESPONDANCE
4. L'on traiteroit aussi dans la présente né-
gociation sur la satisfaction à procurer à l'é-
lecteur de Saxe de la part de l'électeur Palatin
relativement à ses prétentions allcdiales, par
l'entremise des bons offices réunis de S. M.
rimpératrice-Reine et de S. M. le roi de Prusse.
3. Pour faciliter l'arrangement sur les pré-
tentions allodiales de l'électeur de Saxe , l'Im-
pératrice-Reine renonceroit à ses droits de féo-
dalité et autres qu'elle a sur quelques fiefs en
Saxe,
6. S. M. i'Impératrice-Reine réuniroit ses
voix à celle de S. M. le roi de Prusse pour
faire conférer par l'Empereur et l'Empire au
duc de Mecklenbourg un des petits fiefs vacans.
N^.3. Réponse du mÎJiist ère prussien aux
propositions que Mr de Thugut a por-
tées au Roi de la part de S. M. F Impé-
ratrice-Reine.
Ces propositions consistent dans une alter-
native, dont la première partie porte: que S.
M. l'Impératrice- Reine voudroit restituer tout
ce qu'elle a fait occuper en Bavière et dans le
haut Palatinat , et délier l'électeur Palatin de la
AU SUJET DE LA BAVIERE. 341
convention du 3 Janvier, sous la condition que
le roi de Prusse s'engage de ne pas réunir les-
deux margraviats de Bareutli et d'Anspach à
la primogéniture de sa maison aussi long-temps
qu'il y existeroit des princes puînés, ainsi qu'il
étoit statué dans la sanction pragmatique de la
maison de Brandebourg , qui étant confirmée
par l'Empereur et l'Lmpire, avoit obtenu for-
ce de loi publique.
Cette proposition est inadmissible, par les
raisons qui ont déjà souvent été alléguées et dé-
taillées dans les conférences de Berlin. La suc-
cession aux margraviats d'Anspach et de Bareuth
appartient incontestablement à la maison de
Brandebourg seule ; il n'appartient qu'à cette
maison seule de régler l'ordre de sa succession,
et cet ordre a été réglé par le consentement
unanime de tous les membres de la susdite
maison. La prétendue sanction pragmatique
n'est autre chose que le testament de l'électeur
Albert I, qui a été fait par cet Electeur et a été
confirmé à sa demande par l'Empereur Frédé-
ric in. lia donc aussi pu êtie cliangé et a été
changé par ses successeurs, du consentement
unanime des membres de la maison de Brande-
Y q
342 CORRESPONDANCE
bourg. La confirmation impériale , qui n'est
qu'une formalité ordinaire , ne sauroit avoir
force qu'en faveur des parties intéressées , qui
Sont les seuls princes de Brandebourg , et qui y
ont renoncé. Elle ne sauroit être réclamée par
un autre Etat de l'Empire non intéressé à cet
ordre de succession, qui par la même raison n'a
aussi aucun droit d'y intervenir , ni d'en dispen-
ser. On peut dire la même chose de l'Empire,
dont la concurrence à la susdite confirmation
de Eréderic III ne consiste que dans le simple
énoncé de cette confirmation , cju'elle avoit été
faite du consentement de l'Empire. Par toutes
ces raisons S. M. le roi de Prusse ne sauroit ja-
mais admettre aucune parité ni compensation
entre l'ordre réglé de la succession incontestable
de sa maison aux margraviats d'Anspach et de
Bareuth , et la prétention non fondée de la
maison d'Autriche sur la succession de Bavière,
qui n'appartient qu'à la maison Palatine, com-
me on a prouvé l'un et l'autre point de la m.a-
nièrelaplus évidente. L'équité ne permet pas
d'attribuer le refus de la susdite proposition au
désir d'un agrandissement injuste et dangereux
pour les voisins. Le Roi a donné des preuves
AU SUJET DE LA BAVIERE. 343
assez convaincantes de son désintéressement dans
tout le cours de la négociation précédente , en
n'insistant Cjue sur les intérêts de ses alliés, sans
chercher aucun avantage particulier. Sa Maje-
sté est d'ailleurs trop persuadée des hautes lu-
mières et des sentimens élevés de S. M. l'Impé-
ratrice- Reine , pour pouvoir s'imaginer que
cette auguste Princesse veuille envier et conte-
o
ster d'avance à la maison de Brandebourg une
succession légitime, mais incertaine et éloignée,
ni qu'elle puisse y attacher le maintien de sa
dignité , de sa considération politique , et de l'é-
quilibre en Allemagne.
L'observation par laquelle on finit la pre-
mière proposition , seroit bonne, et conforme à
la justice et aux intentions du Roi , si l'arrange-
ment proposé pouvoit être concilié avec les
droits incontestables de la maison de Bran-
debourg. Cet arrangement est aussi énoncé
d'une manière, que s'il jwuvoit en être que-
stion , il rester oit encore douteux si sous le nom
des parties intéressées la cour de Vienne ne vou^
droit pas revenir à ses prétentions et les faire
valoir d'une autre mariière également préjU'
diciahle.
Y 4
344 CORRESPONDANCE
Le second membre de l'alternative propo-
sée par Mr de Thugut se réduit à un nouvel
arrangement , selon lequel Flmpératrice-Reine
voudroit acquérir la partie de la Bavière et du
haut Palatinat qui est exprimée dans le second
article des susdites propositions. On n'a qu'à
comparer avec la carte géographique de Bavière
la démarcation énoncéu dans cet article, pour
Voir d'un coup d'oeil coiribien cette acquisition
seroit immense et dangereuse pour tout rEm-
pire, et combien l'arrangement proposé seroit
préjudiciable à la maison palaiine, et anéantiroit
toute son existe] ice poUtique. La cour de
Vienne couper oit la Bavière par une ligne
transversale depuis le Tyrol jusquà la Bohè-
me ; elle obtiendroit non seulement toute la
basse Bavière, sur' laquelle elle forme des pré-
tentions , m.ais aussi une grande partie de la
haute Bavière, sur laquelle elle n'en a formé
aucune jusqu'ici ; elle emporteroit sinon la
partie la plus grande de la Bavière et du haut
Faîatinat , du moins la plus fertile , la plus riche
et la plus peuplée, contenant les rivières du
Danube, de l'Iser, de l'înn , et de la Salza ,
avec les riches salines de Reichenhall, et elle ne
AU SUJET DE LA BAVIERE. 345
laisseroit à la maison Palatine que la partie la
plus mauvaise de ces deux duchés, qui ne con-
siste qu'en bois et en sable , qui ne peut se sou-
tenir sans le secours de l'autre partie et en seroit
toujours dépendante, et qui resteroit pourtant
charg;ée d'un fardeau immense de dettes. La
partie de la Bavière dont on demande la ces-
sion, et dont le prix principal consiste dans la
contigiiité et les qualités intrinsèques, ne sau-
roit jamais être compensée par des équivalens
éloignés, éparpillés, et d'une cjualité fort infé-
rieure à tous égards. En général toute la mé-
thode proposée d'acquérir la partie de la Ba-
vière qu'on demande , et surtout l'excédent
de la prétention autrichienne par une évalua-
tion en revenus et par des équivalens , est aussi
nouvelle que préjudiciable par ses conséquen-
ces. D'abord la cour de Vienne n'a aucun
droit fondé sur aucune partie de la Bavière; si
elle en avcit, elle l'auroit sur une partie déter-
minée de pays ^ mais non sur u?i million de reve-
nus. Si dans les pourparlers de la négociation
précédente il a été question d'un certain revenu,
on n'a pas songé d'accorder à la cour de Vienne
un prêciput ; mais on a toujouis offert des
Y 5
546 CORRESPONDANCE
territoires déterminés^ et on a demandé des
équivalens en territoires déterminés ^ en admet-
tant pour le bien de la paix des équivalens
moindres que les pays cèdes, et en supposant
ainsi que la cour de Vienne gagneroit par là le
préciput de re' enus qu'el'e a en vue. Pour
sentir de quelle dangereuse co. séquence seroit
pour la maiscn Pala i;.e l'évaluation des pwys à
céder par les revenus actuels, en n'a qu'à con-
sidérer que la Bavière est jusqu'ici notoirement
le pays le plus mal admniistré de toute l'Alie-
magne, de sorte qu'un distr'ct qui rapporte à
présent un million de revenus, en rapporteroit
bientôt le double et le triple à la cour de Vienne,
et la maison Palatine y perdroit ce que la mai-
son d'Autriche y gagneroit.
Si l'on vouloit aussi renvoyer l'évaluation et
l'éch mge en c|uestion à une commission à établir
entre les commissaires de l'Impératrice-Reine,
de l'électeur Palatin et du duc de Deux-
ponts, le sort de la maison palatine, et surtout
celui du duc dé Deuxponts, seroit exposé à des
événemens éloignés et incertains , dont on sent
aisément les suites sans les détailler ici , et le Roi
perdroit par là tout le but de son intervention.
AU SUJET r)E LA BAVIERE. 347
Le même renvoi de l'arrangement général de
la succession de Bavière ne perniettroit pas d'ar-
ranger dans la négociation présente la satisfaction
de l'électeur de Saxe, que Mr de Thugut a pro-
posée dans le quatrième article , et en général
l'arrangement qu'il vient de proposer , mettroit
la maison Palatine entièrement hors d'état de
contribuer à -la satisfaction de celle de Saxe.
Quand on voudra peser avec équité et sans
prévention toutes les considérations qu'on vient
d'alléguer en précis , on ne sauroit trouver
étrange que Sa Majesté ne puisse pas donner
les mains à ces propositions , et à un arrange-»
ment qui dérnemberoit d'une manière énor-
me l'important duché de Bavière ; qui anéan-
tiroit presque la maison Palatine, et la priveroit
de la plus grande et de la plus précieuse partie
de son patrimoine incontestable; arrangement
auquel par ces raisons le duc de Deuxponts ne
consentiroit jamais , comme il l'a déclaré positi-
vement; qui enlèveroit les moyens de procurer
à la maison de Saxe une satisfaction raisonnable
sur ses prétentions allodiales ; qui procureroit à
la maison d'Autriche sans aucun titre valable un
agrandissement exorbitant : qui renverseroit ainsi
348 CORRESPO]^lDANCE
tout l'équilibre du pouvoir en Allemagne ; qui
afïecteroit par ses conséquences la liberté et la
sûreté de tout l'Empire et de son système, et par
ses suites aussi celle du Roi ; et seroit par là et
à tous égards directement contraire à la dignité
et aux intérêts les plus essentiels de S. M , ainsi
qu'aux engagemens qu'elle a pris, et au but
qu'elle s'est proposé en intervenant dans l'af-
faire de Bavière.
Le Roi rend justice aux sentimens de S. M.
l'Impératrice -Reine, et il est persuadé que ses
dispositions pour la conservation de la paix sont
aussi pures et aussi sincères que les siennes ;
mais S. M. regrette que les propositions qu'on
a faites en son nom ne répondent pas à un but
si salutaire.
Dans la précédente négociation le Roi a
offert pour le bien de la paix de s'employer à
procurer à S. M. l'Impératrice- Reine, par un
arrangement général de la succession bavaroise,
la cession de deux districts de la Bavière consi-
dérables et avantageusement situés pour arron-
dir la Bohème et l'Autriche, contre des équiva-
lons en pays très -médiocres. Dans la présente
nép-ociation S. M. a fait offrir un de ces districts
AU SUJET DE LA BAVIERE. 34g
contre un équivalent très- peu considérable eu
argent et en cession de droits de nulle valeur,
sans exiger qu il soit donné en p. ys ; et elle
croit avoir donné par là des preuves éclatantes
de la plus grande modération , et de son désir
sincère de complaire à Leurs Majestés Impériales
et de contribuer à leur satisfaction; mais comme
toutes ces propositions n'ont pas été acceptées,
S. M. ne sauroit s'empêcher de s'en dédire
et d'attendre qu'un changement de principes
amène une négociation plus heureuse et plus
efficace.
N*^. 4. Note que le Baron de TJiugut a
remise au ministère du Roi le 1^ Août
17785 après qu'on lui axoit remis la ré-
ponse du Roi aux propositions de F Im-
pératrice - Reine.
Le Baron de Thugut est sensiblement affligé
de ce cjue la rupture dont la présente négocia-
tion à peine commencée est menacée, paraît
éloigner de nouveau la fin si désirable des mal-
heurs qu'a entraînés la mésintelligence survenue
entre les deux cours. Pour ne laisser rien man-
quer du côté de son zèle , et pour constater la
350 CORRESPONDANCE
droiture des désirs pacifiques de l' Impératrice-
Reine, il a riioiineur de déclarer d'après les
intentions que S. M. lui a confiées, que le
but principal de S. susdite M. , dans les limites
qui ont été proposées pour la cession et respecti-
vement échange en Bavière, n'a point été une
vue d'agrandissement, mais plutôt celle d'une
communication et d'une liaison convenable en-
r
tre ses différens Etats , laquelle d'ailleurs parois-
soit pouvoir être obtenue, sans -préjudice de la
maison Palatine, au moyen de la compensation
exacte et fidèle qui a été offerte de tout ce
qui surpasseroit un revenu d'un million de flo-
lins ; qu'en conséquence de cela, si pour la
cession et respectivement l'échange en Bavière,
un projet de limites comme celui qui se trouve
m.arqué sur la carte ci-jointe'^), est jugé ac-
ceptable, il poursuivra avec plaisir la négocia-
tion sur le pied de l'évaluation proposée , et si
une
*^ Cette nouvelle ligne de démarcation que Mr de Tliugut
proposa en remettant cette note, alloit de Kufstein le long
de rinn par Wasserbourg , MuldorfF, Marckt, Pfarrkir-
chen, Osterhoven , Deckendorf , Vichtach et WaMmun-
chen jusqu'aux frontières de Bohème. Elle étoit marquée
comme la première avec de T encre rouge sur une carte
de Horaann et on en a tiré une copie.
AU SUJET DE LA BAVIERE. 351
une telle évaluation 5 malgré la facilité et Tex-
actitude qui semble devoir en résulter pour les
compensations, est absolument jugée inadmis-
sible, il écrira à Vienne pour demander des or-
dres , et pour être autrorisé sur des équivalens
qu'on pourra offrir d'après le principe dont la
cour de Berlin jusqu'à présent est convenue
elle-même, qu'il est juste qu'il revienne à S.
M. l'Impératrice - Reine un avantage raisonna-
ble de ses droits sur la succession de Bavière et
de sa convention avec l'électeur Palatin. Brau-
nau le 1 3 Août 1 7 7 8«
N°. 4. Réponse du ministère du Roi à la
note du Baron de Thu^ut.
Le ministère du Roi a examiné , avec le
zèle le plus sincère pour le rétablissement de la
bonne intelligence entre les deux cours , la
note que Mr le Baron de Thugut vient de lui
remettre, après avoir reçu la réponse de S. M.
aux nouvelles propositions de S. M. l'Impéra-
trice- Reine. Il regrette de ne trouver rien dans
cette note qui puisse apporter un changement
à la réponse susdite. Quoique l'étendue du
territoire qu'on y demande , soit moindre que
Tome V. Z
352 CORRESPONDANCE
celle des propositions précédentes , elle em-
brasse toujours une partie du Danube , tout le
courant des rivières de l'Inn et de la Salza, la
moitié du district de Straubing et tout le di-
strict fertile et considérable de Burghausen, avec
les salines de Reichenhall, qui sont absolument
nécessaires â la Bavière, et trop importantes
pour pouvoir être compensées par quelque ob-
jet que ce soit.
L'évaluation des territoires de Bavière d'a-
près les revenus présens ne sauroit jamais avoir
lieu, sans tourner à un. profit exorbitant de la
maison d'Autriche , et à une perte trop grande
de la maison Palatine, par les raisons qu'on a
déjà alléguées , que ces pays administrés au plus
mal jusqu'ici, produiroient à une meilleure
administration en peu de temps un surplus
trop grand pour pouvoir servir à évaluer le prix
du pays mêri e , et à le proportionner au prix
d'un autre pays dont les revenus ont été pous-
sés au degré dont il est susceptible.
Le principe supposé : que S. M. l'Impéra-
trice-Reine doit, par une suite de ses droits sur
la succession de Bavière et de sa convention
avec l'électeur Palatin, prélever un million de
AU SUJET DE LA BAVIÊRE. 353
revenus sur l'échange en question, est une sup-
position que la cour de Berlin n'a jamais recon-
nue et ne pourra jamais admettre, non plus
qu'une reconnoissance des droits de la maison
d'Autriche sur la Bavière. On a fait voir dans
la réponse précédente , qu'on rnettoit l'avantage
de S. M rimpératrice- Reine dans la qualité
intrinsèque des pays qu'elle obtiendroit par l'é-
change, sans compter que l'avantage qui résuite
de la contigiiité et de l'arrondissement, est déjà
assez grand. Si le million de florins devoit être
prélevé de la portion de la Bavière diminuée
qu'on demande dans la dernière note, surtout
si elle étoit évaluée selon le revenu présent, l'é-
quivalent de la maison Palatine seroit tellement
diminué , qu'il seroit réduit à peu de chose.
Enfin tout renvoi des échanges à faire et en
général de l'arrangement final de la succession
de Bavière sans la concurrence du Roi, est
contraire au but c|ue S. M. s'est proposé dans
son intervention, et à celui d'un accommode-
ment stable et solide, qu'on doit supposer aux
deux cours.
Quand on réunit toutes ces considérations,
on trouvera que les iDemes obstacles qui ont
354 CORRESPONDANCE ETC.
rendu inadmissibles les précédentes propositions
de la cour de Vienne , s'opposent aussi au nou-
veau projet de Mr le Baron de Thugut. S. M.
rimpératrice-Reine obtiendroit toujours par cet
arrangement , non une simple ligne de commu-
nication entre ses Etats, laquelle subsiste déjà as-
sez indépendamment de cette acquisition , mais
plutôt un agrandissement trop considérable,
gratuit et dépourvu de titres. On ne sauroit
donc que se référer à la première réponse qui
a été donnée ce matin à Mr le Baron de Thu-
gut 5 et attendre qu'un changement de principes
amène des circonstances plus favorables pour
le succès d'une négociation future. Braunau
le 13 Août 1778.
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